Déconfinement : Après la solidarité, les sacrifices

Les temps sont durs et les prochains jours réservent de mauvaises surprises aux Tunisiens. C’est le Chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, qui l’a laissé entendre dans un propos passé inaperçu lors de l’interview accordée à la télévision publique Al Watanya 1 et à la chaîne privée Hannibal, le 19 avril. « Après la solidarité, viendront les sacrifices », a-t-il lâché en passant. Un tel propos aurait dû soulever des montagnes de contestations et surtout nécessiter des explications, car les sacrifices sont consentis depuis le premier jour du confinement, à commencer par la rupture des liens sociaux, jusqu’à la mise au chômage forcé de milliers de travailleurs, en passant par les coupes sur les salaires et les pensions de retraite au nom de la solidarité, sans oublier les failles dans la stratégie de lutte contre le Covid-19 qui ont mis en danger la vie des personnels soignants et des citoyens. Même dans la solidarité, il y a une part de sacrifices. En outre, jusqu’à ce jour, des morts demeurent suspectes, certaines subites, d’autres dans la souffrance, personne ne sait si ces personnes décédées étaient Covid+ ou Covid-. L’angoisse suscitée par l’isolement obligatoire chez certaines personnes, psychiquement fragiles et souffrant de pathologies chroniques, les a dissuadées de consulter un médecin ou de se déplacer jusqu’à l’hôpital pour y recevoir les soins nécessaires.  Aucune réaction aux propos du Chef du gouvernement n’est donc venue des journalistes intervieweurs, ni le lendemain, ni les jours suivants. Deux explications peuvent être avancées. La première est qu’une bonne partie des Tunisiens veut aider Elyes Fakhfakh à faire sortir le pays de la profonde crise économique et prend en mal sa patience ; la seconde est que le processus démocratique, non encore achevé, a déjà un coût économique et social élevé, c’est-à-dire des sacrifices que les Tunisiens consentent au quotidien et qu’ils ne sont plus en état de supporter d’autres charges, plus lourdes. En d’autres termes, la non-réaction pourrait être perçue comme une fin de non-recevoir. Cependant, le Chef du gouvernement a obtenu de l’ARP tous les pouvoirs pour décider par décret gouvernemental des mesures qu’il juge nécessaires pour remettre le pays sur pied suite au confinement sanitaire.  Et à ce titre, il est en mesure de recourir au forcing, si besoin est, pour faire appliquer ses décisions.

Surprises plutôt mauvaises
Il faut donc s’attendre à des surprises, plutôt mauvaises que bonnes, d’autant que les premiers signes de ce que sera l’après-4 mai (démarrage du déconfinement ciblé) sont assez révélateurs. A titre d’exemple, le transporteur aérien national Tunisair a décidé de réduire de 50% les salaires de ses agents en fonction à l’étranger, « à titre exceptionnel et provisoire », assure la compagnie dans un communiqué rendu public, mardi dernier. Cette décision n’est pas la seule, elle fait partie d’une série de mesures prises pour faire face aux difficultés financières engendrées par l’arrêt de l’activité de la compagnie à cause de la pandémie Covid-19. Par ailleurs, une rumeur circule à propos d’une éventuelle baisse de 20% des salaires des fonctionnaires. Rumeur qui en dit long sur ce qui se prépare au niveau du gouvernement dans l’objectif de trouver une issue aux dégâts économiques causés par le confinement sanitaire. Le gouvernement Fakhfakh pourra ainsi faire d’une pierre deux coups : alléger la masse salariale et satisfaire ainsi une des exigences du FMI, ce qui lui permettra de repartir aux négociations avec le bailleur de fonds, quand le moment sera venu, avec plus d’assurance. Pas si sûr, le poids de la dette fait craindre à certains analystes un scénario grec pour la Tunisie de l’après- confinement.  L’Ugtt, de son côté, est aux abois. La Centrale syndicale des travailleurs a exhorté le gouvernement à annuler les mesures douloureuses touchant aux salaires et aux acquis des fonctionnaires et  mis en garde les chefs d’entreprises du secteur privé contre le non-paiement des salaires d’avril, alors qu’un accord a été signé le 14 avril entre l’Ugtt et l’Utica, en présence du ministre des Affaires sociales. Selon les termes de l’accord, l’Etat prend en charge une partie du salaire dans le cadre d’une aide exceptionnelle de 200 dinars, le reste est versé par l’entreprise.  Sauf que les répercussions du confinement sur les entreprises économiques sont telles que nombre d’entre elles se sont trouvées dans l’incapacité de conclure cet accord. Khalil Ghariani, membre du bureau exécutif de la Centrale patronale,  l’explique en avançant qu’il « faut être réaliste, qu’un salaire doit être attribué à un travail accompli, c’est ce que dit le code du travail ». Dans une déclaration sur les ondes d’une radio privée, Khalil Ghariani n’exclut pas non plus la suppression provisoire des heures supplémentaires et des congés pour rembourser les mois chômés payés: « Il faudra trouver un terrain d’entente entre les deux partenaires sociaux pour que les salariés ne restent pas sans revenus tout en donnant à l’entreprise les moyens de remonter la pente une fois le confinement terminé ».  Il est évident qu’encore une fois, ce sera dans la poche des salariés et des retraités, les maillons faibles de l’échelle sociale, que le gouvernement ira chercher (facilement) une bonne partie des ses besoins financiers, tout comme les gouvernements qui l’ont précédé. Alors que d’autres solutions applicables sont envisageables au lieu d’amputer les salaires, telles que la suppression de la séance unique exceptionnellement pour l’été 2020. Le spectre de la faillite guette en effet les PME, ce qui justifie la remise en marche même partiellement de la plupart des secteurs d’activité à partir du 4 mai, bien  qu’il soit difficile de trouver un équilibre entre une activité économique qui doit repartir et des mesures sanitaires strictes qui doivent être respectées.

Quelle stratégie de partage ?
Les surprises seront aussi d’ordre sanitaire dans la mesure où, au cours du déconfinement progressif à partir du 4 mai, nul ne peut certifier que toutes les mesures d’accompagnement et préventives seront appliquées comme il se doit pour éviter une deuxième vague de contaminations par le SARS-CoV-2. Même les tests rapides devant être effectués en nombre, et particulièrement sur les personnes présentant les symptômes de l’infection, et qui ont été annoncés respectivement par le ministre de la Santé et par le chef du gouvernement, restent au stade de l’expérimentation, autour de 200 tests en 24 heures. Ajoutées à cela, l’ambiance ramadanesque et bientôt celle des préparatifs de l’Aïd Al Fitr qui pourraient, à leur tour, accélérer le déconfinement et aggraver le relâchement comportemental, au risque d’anéantir tous les efforts consentis. Les Tunisiens sont en effet de plus en plus nombreux sur la voie publique, parfois en file indienne et d’autres fois agglutinés  devant les commerces et les supermarchés, souvent sans masque de protection. Au risque d’anéantir tous les efforts consentis durant la période écoulée pour contrôler la propagation du virus. Le cas échéant, si les cas de contamination revenaient à la hausse, le déconfinement pourrait être réexaminé, voire même annulé. C’est la stratégie du « stop and go » qui consiste à confiner, déconfiner puis reconfiner autant de fois que cela sera nécessaire, pour faire face à la propagation du virus et à l’engorgement des hôpitaux.
Il est clair qu’il va falloir vivre encore avec le SARS-CoV-2 et ses inconvénients pour longtemps. Il faudra pour cela tirer au clair nombre de questions afin de préserver la paix sociale et gérer efficacement la crise. La première consiste à donner des éclairages convaincants sur le besoin de nommer actuellement, en pleine crise, des conseillers avec rang de ministres, sans relation aucune avec la gestion de cette crise.  La seconde nécessite un plaidoyer pour expliquer aux Tunisiens les raisons pour lesquelles les affaires de soupçons de corruption qui impliquent de hauts responsables dans l’Etat restent toujours sans suite. C’est aussi le cas du gouvernement Fakhfakh qui patauge dans les infractions administratives et juridiques (affaire des masques) et commence à tremper dans les affaires de népotisme que certains de ses membres, dont le ministre d’Etat chargé de lutter contre la corruption, dénonçaient à cor et à cri quand ils étaient dans l’opposition parlementaire.
Autres questions : quelle stratégie de partage équitable des sacrifices a-t-on sur la table du gouvernement? Quelles sont les nouvelles priorités du gouvernement d’après le 4 mai? Les réponses à ces questions sont en mesure de rétablir la confiance entre les citoyens et leurs gouvernants et présager de l’avenir d’Elyes Fakhfakh à la Kasbah.

Yasmine Arabi

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