Les Tunisiens conduisent comme ils se conduisent

 

Je pointe le nez de ma voiture dans le croisement avec la grande rue ; j’avance jusqu’à la limite des deux voitures garées en infraction à ma droite et à ma gauche et qui me cachent les angles de vision. Je regarde, effaré, le flot ininterrompu des voitures, bus, camions et scooters qui défilent sans se soucier de me céder le passage. Je mets mon clignotant droit, je dépasse ma tête pour être bien vu des conducteurs et leur manifester mon intention de tourner ; je fais des signes de la main ; j’attends. Aucune réaction des automobilistes qui accélèrent même pour me signifier que sous aucun prétexte ils ne me laisseraient passer. Je banalise la situation en arguant de la misère des Tunisiens qui justifierait une conduite qui, loin d’obéir à un code, reflète des états d’âme, des soucis et des urgences.

Derrière moi, le conducteur d’un 4×4, précédé d’un imposant pare-buffle, s’impatiente et me klaxonne sans arrêt. Je descends de voiture et lui propose, s’il est pressé, de venir régler la circulation pour me permettre de repartir et ne plus lui barrer la rue ; il décline violemment devant ses enfants qui en profitent pour me jeter un sale regard. Je vais sur la grande rue et essaie prudemment de m’interposer aux voitures qui me contournent méchamment. Je commence à protester sans nullement les impressionner. Je suis stupéfait par la froideur des conducteurs et conductrices, leur expression de colère indifférente, un évitement têtu du regard de l’autre qui traduit une grande lâcheté.

Je me réinstalle au volant et décide de me garer ; je peux bien faire mes courses à pied, quitte à perdre un temps précieux. Mais comment vais-je me garer avec le tout-terrain surélevé derrière-moi et son propriétaire désagréable ? Je me retourne et, comme par miracle, il a disparu, après m’avoir sans doute reproché de ne pas avoir su dominer la situation. Lui, avec son arrogance et sa carrosserie blindée et inappropriée à la circulation urbaine, les aurait mis à genoux en moins de deux.

Une chance ! Juste derrière moi, il y avait une place de libre entre deux charmantes voitures utilitaires. Je me gare. Je me réjouis de ne plus avoir, pour les courses qui m’attendent, à chercher une place régulière en  tressautant sur les nids-de-poule.

Content d’être enfin piéton, je prends mon courage à deux pieds et je m’avance prudemment pour traverser la grande rue ; je me dis qu’en tant que piéton, les automobilistes sont capables de me piéger encore plus dangereusement. Comme la panthère rose, je suis contraint, à plusieurs reprises, de regagner précipitamment le trottoir d’où je suis parti.

Chemin faisant, je continue à apaiser mon stress en alléguant que l’agressivité sur la route et la rage au volant existent dans bien des villes modernes. J’objecte que là-bas, les excès et les infractions restent limités. Pour les délits exceptionnels, certaines villes se sont penchées sur la psychologie des conducteurs de véhicules, sur les facteurs humains impliqués dans la conduite. Ils ont créé des laboratoires de simulation de conduite pour comprendre les attitudes et comportements des déviants sur la route, pour évaluer la perception de la signalisation par les conducteurs, leur adaptation aux nouvelles technologies et les risques sérieux reliés à l’agressivité, l’impulsivité et la perte de la maîtrise de soi.

Leurs médias suscitent aussi des débats pour contrecarrer la rage au volant.

 

Le génie de Bogota

Pourquoi, au moins dans le traitement médiatique, nous autres, ne nous préoccupons nous pas de ces phénomènes inquiétants. Le partage de la route, en progression permanente, continuera à causer des difficultés et davantage d’irritation et surtout d’accidents de la route. Nous anticiperons sans doute l’évolution de la circulation en construisant d’autres ponts, tunnels, voies rapides et autres chaussées dont on négligera l’entretien par manque de moyens et nous continuerons à vivre dans une ville hideuse, foyer de haines et de tensions.

Ce n’est pourtant pas une fatalité. La compétence, la sagesse et les bonnes idées sont souvent plus importantes pour l’administration et la gestion d’une ville ou d’un pays que les gros financements.

Durant son mandat, à la fin du siècle dernier, un maire de Bogota a transformé la capitale colombienne en exemple unique au monde et donné la priorité à l’humain et à la convivialité. En 1997, l’Agence japonaise de coopération internationale avait préconisé un vaste réseau de voies rapides surélevées pour soulager le trafic dans la ville de Bogota qui comptait plus de 5 millions d’habitants. Enrique Penalosa, c’est le nom de ce maire visionnaire, a enterré les projets d’autoroutes urbaines et injecté les milliards économisés dans la construction d’écoles et de bibliothèques, ainsi que dans l’aménagement de parcs, de pistes cyclables et de l’avenue piétonne la plus longue du monde. Evidemment, ses administrés ont tout fait pour le destituer. Il a tenu le coup et, au terme de ses trois années de mandat, ses réformes ont été saluées par ses anciens détracteurs. Il a fait de Bogota une ville vivable.

« J’ai compris que nous, pays du tiers-monde, ne rattraperions pas les pays développés avant deux ou trois siècles, se souvient-il. Si nous mesurions notre progrès uniquement en termes de revenu par habitant, nous devrions nous résoudre à n’être qu’un pays de deuxième, voire de troisième catégorie, ce qui n’est pas une perspective très excitante pour nos jeunes. Il fallait donc trouver un autre critère de mesure. Et je crois que le seul valable, c’est le bonheur. »

Pendant des années, Bogota a accueilli des délégations venues des quatre coins du monde à la recherche de solutions pour les problèmes de circulation de leurs villes. Son exemple encouragea d’autres maires confrontés à la question épineuse de la circulation exponentielle et du partage de l’espace public.

 

Le philosophe, le clown et la circulation

Son successeur à la mairie de Bogota, Antonin Mockus,  un ancien professeur de philosophie, s'est distingué en plaçant aux principaux carrefours de la ville, des clowns et des mimes pour faire la circulation. Ils ont été accueillis avec enthousiasme par les automobilistes qui se sont détendus et leur ont fait un meilleur accueil qu’aux policiers.

Lorsqu’on est tenté de répertorier les causes de cette circulation chaotique et alarmante qui impose prudence et prévention, on impute forcément aux pouvoirs publics la responsabilité de nombreux facteurs de cette dégradation. En Tunisie, particulièrement dans les grandes villes, le parcours du conducteur est jalonné d’embûches : état lamentable des chaussées, absence de feux en dehors des artères principaux et des routes à forte fréquentation ; affectation peu judicieuse des agents de la circulation ; signalisations déficientes et souvent inappropriées. Si les voitures roulent parfois à contresens ou front contre front, c’est aussi parce que le conducteur veut éviter les cratères et nids-de-poule, un souci presque légitime, la voiture étant pour beaucoup un investissement lourd dont il faut bien prendre soin. On ne peut cependant pas passer sous silence des comportements suicidaires et criminels, comme ces voitures sans lumières, parfois même immobiles, qui apparaissent contre toute attente, dans la nuit d’une grande route ; les conducteurs qui doublent en triple file, ceux qui profitent des accotements et même des trottoirs pour passer devant vous ; ceux qui brûlent les feux, font des queues de poisson, s’emparent d’une place qui ne leur revient pas comme d’un butin de guerre ; ceux qui vous suivent de trop près en vous éblouissant avec leurs phares. A côté de ces véhicules en folie, les conducteurs anxieux qui ne démarrent pas au feu vert ou le piéton pensif qui passe calmement devant un véhicule roulant comme s’il avait envie de se faire écraser, ne devraient susciter aucune animosité.

Pour résumer, disons que les Tunisiens conduisent comme ils se conduisent ; ils transposent leurs tensions sur la route comme dans le paysage. Le chaos, l’imprudence, l’abandon, l’impolitesse, le déni, l’agressivité et la violence sont autant d’affectations qui altèrent l’espace et les êtres qui le peuplent et ne peuvent être dissociés de leurs sources sociales et conjoncturelles.

 

Par Lotfi Essid

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