La Tunisie ne serait-elle plus féconde en bâtisseurs ? La tentative démocratique ratée, émaillée de procès non équitables à l’encontre des hommes de Ben Ali, aurait-elle réduit à l’inaction les plus grandes compétences et les bonnes volontés ? Des générations d’élites aux commandes de la Tunisie s’étaient succédé depuis l’époque de l’indépendance, celle du plus grand bâtisseur de la Tunisie moderne, Habib Bourguiba, jusqu’au soulèvement pour les trois idéaux de tous les peuples : « Emploi, liberté, dignité ».
Depuis ce tournant historique, depuis douze longues années, l’Administration a amorcé son déclin : les compétences sont annihilées au bénéfice des contingents de nouvelles recrues produites par l’amnistie générale puis au nom de la lutte contre la corruption, et la Tunisie s’est enlisée dans toutes sortes de crises, dans la régression, dans le non-développement. Le changement démocratique a été travesti en un Etat corrompu et l’Administration, incapable de s’accommoder du jour au lendemain à des lois importées des anciennes démocraties, est tombée en léthargie. Les grands projets avec leurs financements sont en souffrance depuis plusieurs années, les travailleurs sont démotivés et les grévistes sur le pied de guerre.
En l’absence de réalisations économiques urgentes et d’améliorations notables des conditions de vie et du pouvoir d’achat, l’actualité nationale se concentre sur les nouvelles qui viennent des tribunaux et des affaires en cours d’instruction impliquant d’anciens dirigeants politiques, des responsables sécuritaires ou des journalistes. Seule la justice tourne à plein régime, depuis plusieurs mois. Il y a une raison de s’en réjouir : la fin de l’impunité qui a sévi pendant la décennie « démocratique » faisant exploser l’insécurité et la corruption.
Le phosphate et le mystère de son blocage pendant plus d’une décennie, un des plus grands crimes commis contre la plus importante ressource naturelle du pays, sont, enfin, passés sous la loupe des juges. Neuf suspects ont été arrêtés, dont un ex-président directeur général. Mais aussi et surtout, le terrorisme, les assassinats politiques et leurs corollaires, le blanchiment d’argent s’accaparent toute la lumière des projecteurs locaux et internationaux. Mais là aussi, il y a lieu de s’inquiéter du silence des autorités judiciaires et politiques et des mois qui passent sans qu’aucune partie ne daigne éclairer la lanterne de l’opinion publique. Entre-temps, la chasse à la diffamation et à l’atteinte à l’intégrité morale bat son plein et les journalistes en paient un lourd tribut. Nous souhaiterions voir autant de fermeté avec les enseignants qui s’acharnent contre les élèves pour faire plier le ministère face à leurs revendications : la requête judiciaire des parents d’élèves contre la retenue des notes dans le secondaire a été rejetée avant qu’un accord ne soit trouvé entre la fédération de l’enseignement secondaire et le ministère de l’Éducation.
Mais le problème reste entier, l’enseignement reste une crise sans fin. La levée de la rétention des notes a été certes officiellement signée entre le ministère et la fédération du secondaire mais les tensions continuent, un contingent d’enseignants refusent de reconnaître l’accord du 23 mai et de s’y soumettre. L’année scolaire a, ainsi, été sauvée in extrémis, les conseils des classes auront lieu normalement et on s’attelle à ce que les examens nationaux se déroulent dans les meilleures conditions, mais à condition que les mesures adéquates soient prises par le ministère de tutelle pour que les enseignants récalcitrants, « politisés », selon Lassaâd Yacoubi, ne compromettent pas ces rendez-vous décisifs pour les élèves et pour leurs familles.
Le Secrétaire général de la fédération de l’enseignement secondaire a fait de graves révélations en affirmant que ces grévistes « n’agissent pas de manière spontanée et que des tracts ont été saisis dans plusieurs écoles incitant les enseignants à retirer leur adhésion à l’UGTT », en réaction à ce qu’ils considèrent comme une trahison : la signature de l’accord avec le ministre de l’Éducation actant la levée de la rétention des notes après de longs mois de tergiversations et de tensions. Il reste, à présent, à affronter un nouveau front, celui de la fédération de l’enseignement du primaire, cette fois, qui a pris la relève dès la signature de l’accord du secondaire pour relancer son mouvement de contestations, organisant des marches de protestation et menaçant de ne pas remettre les notes des élèves du primaire.
Force est de constater que la révolution de 2011 a raté tous ses nobles objectifs et idéaux. Au lieu de libérer les compétences, les talents, les créations, les innovations qu’on prétendait étouffés par une chape de plomb « novembriste », ce sont les anarchistes qui ont pris le dessus. Les anarchistes, ce sont tous les extrémistes qu’ils soient syndicalistes, dirigeants politiques, militants des Droits de l’homme, activistes, tous les adeptes du « tout ou rien », ceux qui ne lâchent pas une once de leurs revendications quelles que soient les contraintes, les circonstances et la réalité du vécu.
Aujourd’hui, c’est le statu quo. La Tunisie n’a connu aucun répit depuis 2011. Elle est aujourd’hui en panne, sans perspectives, sans horizons. Jusqu’à quand ? Les élites vont-elles reprendre, un jour, les choses en main, non pas pour remettre en selle des politiciens en mal de légitimité auprès de la majorité des Tunisiens, mais pour reprendre en main l’économie nationale pour faire redémarrer la machine productive et remettre à flot la Tunisie tout entière ?
La tâche n’est pas aisée si la démobilisation n’est pas combattue tout comme ceux qui bloquent les rouages de l’Etat et de l’économie et tirent le pays vers l’arrière à des fins politiciennes.
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