La loi tunisienne permet aux médecins de l’hôpital public de faire des consultations payantes deux fois par semaine. C’est ce qu’on appelle l’activité privée complémentaire (APC). Or, de plus en plus, certains en font leur activité principale. Focus
L’APC a été autorisée pour la première fois en 1973, sous le gouvernement Hédi Nouira. À l’époque, elle s’appelait le «plein-temps aménagé». Il n’y avait pas assez de docteurs dans le pays. On a mis en place ce système pour les attirer vers l’hôpital et l’université afin de former les futurs médecins. Quinze ans plus tard, cette activité a montré des points de faiblesse et a été abolie. Les médecins étaient obligés de choisir entre deux systèmes : plein-temps intégral ou le privé.
En 1995 l’APC, tant convoitée par certains, a fait de nouveau son apparition. Les conditions pour la pratiquer étaient tellement difficiles qu’elle n’intéressa que très peu de praticiens. En 2006 il n’y avait que 81 autorisations d’APC, mais, déjà des dépassements étaient constatés et le Syndicat des médecins de libre pratique avait signalé que sur les 81 médecins 78 étaient en infraction flagrante.
L’autorisation de pratiquer l’APC est accordée aux professeurs et maitres de conférence agrégés hospitalo-universitaires en médecine justifiant d’une ancienneté de cinq ans au minimum, à leur demande et selon des conditions et des modalités bien codifiées : les consultations ont lieu deux après-midi par semaine de 14 h à 18 h dans les locaux de la structure publique à laquelle est rattaché le médecin qui pratique l’APC. 30% des recettes sont versées à l’hôpital. Autre contrainte, l’APCiste doit renoncer à la prime de non clientèle qui représente environ 80% de son salaire.
Une arme entre les mains de Ben Ali
En 2005 les médecins hospitaliers ont constaté que leur pouvoir d’achat était en train de baisser et un mouvement syndical puissant a été créé pour signifier le ras-le-bol général. Les revendications étaient surtout salariales. Ben Ali eut alors une idée de génie : pourquoi ne pas rendre l’APC plus alléchante ? Qu’à cela ne tienne et le 26 janvier 2007 un décret a ainsi vu le jour qui stipule que l’octroi de l’autorisation d’exercice de l’APC entraine la suppression de 20% (seulement) de la prime de non clientèle. L’activité privée complémentaire est exercée pendant la journée indiquée dans l’autorisation à partir de 15 h et ne requiert qu’une ancienneté de 2 ans. Mais d’un autre côté, Ben Ali savait que l’APC ne pourrait être pratiquée sans qu’il y ait de dépassements. Comment faire si le malade vu la veille appelle son médecin pour complications ? Comment faire si l’intervention dure plus de temps que les trois heures prévues dans l’autorisation ? Tout le monde, ou presque, a commis des dépassements. Ben Ali utilisait ce système comme une épée de Damoclès pour contrôler la corporation. Il se gardait de ne pas passer devant la loi les médecins qui pratiquaient des abus, mais en retour ces derniers devaient éviter d’attaquer le gouvernement, particulièrement à l’étranger.
Hôpital ou cabinet privé ?
Beaucoup de professionnels sont tombés dans le piège et ont déposé une demande d’autorisation d’APC dans le but de gagner beaucoup d’argent, plus que leurs collègues du privé intégral. Du coup, ils n’ont plus le temps pour examiner les malades du service et confient cette mission aux résidents. Tous les spécialistes passent directement dans le privé dès l’obtention de leur diplôme. Ils n’ont plus le temps pour l’enseignement, ni pour la formation des étudiants. D’ailleurs, pourquoi iraient-ils apprendre des techniques à de futurs concurrents ? Des plaintes ont été déposées dans ce sens auprès du ministère de la Santé bien avant la Révolution.
Encore plus grave et inquiétant, si l’on en croit les témoignages collectés auprès du personnel de plusieurs hôpitaux, les malades vus lors de l’APC sont prioritaires pour les hospitalisations dans les services (alors qu’ils n’y ont pas droit), des lits sont mis de côté à leur disposition. La même priorité leur est accordée lors des bilans biologiques et radiologiques. Les consultations se font tous les jours, matin et après-midi. Les payements se font de gré à gré sans passer par la caisse de l’hôpital. Un système de détournement de malades vers la consultation payante, a vu le jour. Des cartes de visites de médecins sont distribuées, à l’image de ce qui se passe dans le privé. Pire encore, c’est le matériel de l’hôpital ainsi que son personnel qui sont utilisés gratuitement.
Que fait le ministère et que pense-t-il de cette situation ?
L’indifférence de l’autorité de tutelle
Il faut tout d’abord préciser qu’avant l’arrivée de l’actuel ministre, cinquante nouvelles autorisations d’exercice de l’APC ont été octroyées. Le nombre d’autorisations ne nous a pas été communiqué, mais, selon certains chefs de service, il se compterait par milliers (alors qu’il n’était que de 81 en 2006.)
Au ministère de la Santé, une réunion a eu lieu à ce sujet en juin 2012, avec les représentants des médecins de libre pratique. Aucune décision officielle n’a été prise à ce jour. Pourtant les responsables au ministère ne cessent de répéter que les plaintes contre les dépassements lors de l’exercice de l’APC, tout comme les demandes d’autorisation, sont examinés avec le plus grand soin.
Mais les médecins hospitalo-universitaires non APCistes comptent réagir en organisant prochainement une action de protestation, nous dit un chef de service non APCiste. Voilà donc un dossier brûlant qui attend le nouveau ministre !
Samira Rekik