Dépistage

Ali, je le connais à peine. Une ou deux fois par an, il vient préparer un de ses livres qu’il publie à son propre compte. Il passe tout son temps avec le graphiste et seulement au moment de quitter nos bureaux, il vient me dire bonjour. Il s’approche de moi, l’air de celui qui ne veut pas déranger et, lorsqu’il voit que mon accueil est chaleureux, il s’assoit discrètement et me dit un lotfi langoureux que je perçois comme mon ami ou mon frère et qui me va droit au cœur ; à partir de cet instant, il sait qu’il a gagné toute mon attention. Il ne me parle jamais de son ouvrage en cours. Il aime simplement ma compagnie et évoque volontiers avec moi sa vie personnelle ; sans m’ennuyer, il faut le dire, parce qu’il en parle sans excès, simplement et en me mettant en connivence. 

Sa femme, que je ne connais pas, est son thème favori. Il me déchire à chaque fois qu’il m’en parle. Il semble qu’il y ait dans leur couple une incompatibilité récurrente. Autrefois douce et sensible, sa femme est devenue après vingt ans de mariage sévère et glaciale, alors que lui, de nature intransigeante, il s’est ramolli avec l’âge et a de plus en plus besoin de retrouver la gentille femme d’autrefois qu’il a perdue à force de la rabrouer. J’ai déteint sur elle plus qu’il n’aurait fallu ! Concluait-t-il, à chaque fois.

Ce jour-là, il me raconte l’histoire du cancer de sa conjointe.

Cédant aux slogans d’une campagne de sensibilisation au cancer du sein qui dit : le dépistage du cancer du sein, parlez-en aux femmes que vous aimez !  Ali a convaincu sa femme d’aller consulter ; et elle est revenue avec, malheureusement, un résultat positif du test. Après les examens complémentaires, le médecin recommande une mastectomie radicale du sein droit, en clair l’amputation de tout le sein.

Le diagnostic n’a pas l’air de choquer Ali et il ne comprend pas la détresse de sa femme qui ne veut pas se faire opérer. A quoi lui sert ce sein, insiste-t-il ? Es-ce qu’elle va encore allaiter, à son âge ? Me demande-il. Quant à moi, je lui pardonne. Nos ébats amoureux sont, de toute façon, depuis longtemps rares et succincts, alors !

Quelques jours après, Ali revient me voir, et je lui promets de rattraper le retard que nous avons pris sur la fabrication de son livre. Je m’en fous de mon livre ! s’exclame-t-il. Elle ne tient pas à se faire opérer ! Il faut que tu viennes avec moi ! Toi, tu peux la convaincre !

Cette demande extravagante n’arrive pas à me distraire de mes soucis. Je n’avais pas le sou ; j’avais convenu avec Ali qu’il m’avance un peu d’argent et je pensais qu’il était venu dans ce but.  Je le laissais ressasser son histoire en pensant à mes soucis d’argent. Je ne pus déterminer le motif d’une larme qui m’échappa à ce moment précis. En me voyant pleurer, Ali s’est tu net, m’a regardé avec reconnaissance en pensant sans doute que c’est le sein de sa femme qui me cause tant de chagrin. En tout cas, je l’ai vu mettre la main dans sa poche pour en sortir une liasse de billets de banque qu’il m’a donnée en affirmant : je savais que tu n’allais pas me refuser ça. Je passe te prendre à six heures ! Je me mets à compter l’argent en essuyant la larme du dos de la main ; ma première larme rétribuée.

Nous étions assis dans un salon immense, décoré avec beaucoup de goût. Aucun bruit. Pas de télé. Ali me dit que ses enfants vont d’un cours particulier à l’autre et ne rentrent jamais avant vingt heures. Le contraste  entre Ali et sa femme me saute aux yeux ; lui, originaire de l’oasis, n’a pas perdu son air paysan; elle, mince, élégante et pratiquant un langage citadin. En la regardant, je comprends que Ali nage à contre-courant d’atavismes irréductibles. Tout à l’heure encore, dans la voiture, sans doute pour me mettre à l’aise, il m’a demandé : comment va ta maison ? Implicitement ta femme ; une expression que je croyais définitivement révolue.

Je ne voulais pas trop avoir l’air de m’intéresser au drame de sa femme, aussi continuais-je à parler de tout et de rien. C’est lui qui nous ramena à l’ordre du jour avec maintes exagérations sur ma personne. Si Hédi n’est pas médecin mais il en sait des choses ! Tu te souviens lorsque je lui ai demandé de me conseiller un régime diabétique pour ma mère ! Tu te souviens comment il a tourné le nutritionniste en bourrique en recommandant le pain noir au lieu de la baguette et le melon et les mûres à la place des figues et des raisins. Eh bien, lui qui n’aime pourtant pas les médecins, nous dit qu’il faut opérer. Dis lui, Hédi, dis lui ! Je ne sus quoi dire et sa femme, sentant ma gêne, répliqua en détournant un peu son regard : ma poitrine ne regarde que moi ! Les bêtises et les redondances de Ali m’arrachèrent malgré moi quelques rires que j’essayais de cacher. Il disait, par exemple : écoute Samia, écoute moi bien ! Il était clair qu’au moment où il affirmait cela de manière aussi péremptoire, il ne savait pas ce qu’il allait dire après. Tu n’es pas la seule à avoir des lolos, ma grand-mère en a aussi ! Tiens, me dis-je en riant franchement, sa grand-mère vit encore ! Je connaissais l’étendue du désert mais pas la longévité de son peuple. À court d’arguments, Ali se tourne vers moi en insistant : dis-lui ce que tu m’as dit, Hédi, dis-lui, s’il te plaît ! Je lance au hasard, en m’apprêtant à m’en aller et en regrettant d’être venu : il paraît qu’il est possible de remodeler le sein opéré et de préserver un résultat esthétique impeccable.

En me raccompagnant chez-moi, Ali, reconnaissant, me dit que j’ai été formidable.

Le lendemain, il m’appelle pour m’annoncer que sa femme a accepté l’opération.

 

L.E.

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