Dérapage de l’économie, clivage des «économistes» !

Berceau du Printemps arabe, et dix ans après la Révolte du Jasmin, la Tunisie s’enfonce dramatiquement dans une crise économique dévastatrice pour les finances publiques. Si les élites du pays s’entendent sur la gravité du marasme économique, les économistes tunisiens sont incapables de s’entendre sur les réformes requises pour relancer la croissance. Les débats entre économistes sont «idéologisés» et instrumentalisés, ce qui ajoute une épaisse couche d’incertitude, empirant au passage la crise et mettant de facto les économistes dans le versant des problèmes, plutôt que celui des solutions. Voyons voir les détails…

Théorie économique et la courbe en «J»

L’économiste américain James C. Davies, a depuis les années 1960 dévoilé les liens révoltants entre crises économiques et bien-être des peuples. Davies (1969) explique que les révoltes populaires surviennent après une longue période de croissance économique, suivie de récession brusque, inattendue et brutale. Et il ajoute que pour réussir les transitions, les pays concernés doivent restructurer les systèmes économiques, pour impérativement créer de la richesse, améliorer le pouvoir d’achat des individus et générer le bien-être collectif.
C’est le cas de la plupart des révolutions qui ont émaillé l’histoire récente des pays occidentaux, latino-américains et asiatiques. Partout les révoltes ont rapidement dégrippé les processus productifs et ont permis de relancer l’économie, grâce notamment à des réformes structurelles favorisant les gains de productivité, l’investissement, la compétitivité et le progrès technologique.
C’est vrai que la Révolte du Jasmin en Tunisie (2011) est survenue après une longue période de croissance (2000-2007), suivie de la crise économique mondiale de 2007-2009 (crise des subprimes). En revanche, la Révolte du Jasmin et dix après, n’a pas créé la croissance ambitionnée et tous les indicateurs économiques, financiers, monétaires et budgétaires virent au rouge. On se limite ici à 5 indicateurs.
Le Tunisien moyen a perdu presque 25 % de son pouvoir d’achat réel entre 2010 et 2020. Les données de la World Bank illustrent, sans ombrage, ce constat par la mesure du PIB per capita (en $US). Le taux de chômage atteint les 30-40% dans les régions intérieures, celles qui ont, par leur insurrection permis de mettre à la porte l’ancien régime et sa nomenklatura.
Les services publics ont reculé de presque 20% (dépenses per capita en santé, en éducation, etc.), entre 2010 et 2020, alors que la pression fiscale est passée de 22% du PIB, en 2010 à 33% aujourd’hui (World Bank 2020).La politique monétaire a érodé le dinar (perte de 40%), augmenté les taux d’intérêt, pour au final atrophier l’investissement de presque 50% (en % PIB), et autoriser les banques à pomper des profits exceptionnels (12 à 20% du chiffre d’affaires), alors que les taux de croissance sont en moyenne proche de zéro.
La dette publique est passée de 38% du PIB en 2010 à quasiment 112% en 2020 (secteur public et sociétés d’État). Une dette gérée avec opacité et discrétion, hors de tout contrôle. Une dette pour payer des salaires d’une bureaucratie pléthorique et inefficace.
Tout indique que pour la Tunisie, la théorie de la courbe J tarde à se matérialiser complètement,, en raison notamment de la procrastination des économistes face aux réformes structurelles et incontournables pour la reprise de la croissance (la partie ascendante de la courbe J).

Chapelles théoriques et aliénations partisanes

La communauté des économistes tunisiens est fragmentée et divisée comme jamais! Une communauté qui dit tout et son contraire, à quelques jours près, sur les ondes de radios concurrentes. Une communauté incapable de dire de manière consensuelle quelles sont les réformes économiques à initier pour créer de la richesse et honorer les promesses de la Révolte du Jasmin.
Il faut dire qu’un grand nombre de ces économistes peinent à comprendre l’essentiel des enjeux économiques de la Révolte du Jasmin, ses défis et ses motivations ultimes. Leurs outillages conceptuels, hypothèses de travail et compétences empiriques ne sont pas mis à jour, pour crever l’abcès et dire, hors de tout doute et de façon consensuelle, quoi faire, quelles réformes faut-il engager pour éviter le pire.
La quasi-totalité des économistes et experts-comptables médiatisés comme «scientifiques»de l’économie tunisienne confond les problèmes économiques avec leurs causes ou leurs symptômes. Exemple : on parle de plus en plus, de l’économie de rente, et on la pointe comme le principal problème de l’économie tunisienne, alors que le problème, dans ce cas, est plutôt un problème de concurrence très imparfaite (monopole, oligarchie, difficulté d’entrée dans le marché, corruption des fonctionnaires, etc.). Les rentes et les rentiers ne sont que des symptômes du problème de l’imperfection de la concurrence. Autre exemple, pointer le secteur parallèle comme le problème à solutionner, alors que celui-ci n’est rien d’autres que le produit des lourdeurs et tracasseries bureautiques, finit par menacer les emplois de 40% de la population active occupée en Tunisie.
En économie, confondre le problème avec ses symptômes (ou ses causes) est un péché majeur. Cette confusion fausse les remèdes prescrits. Comme si pour soigner une hémorragie intestinale aigüe, on se limite à baisser la fièvre et à lire des prières pour faciliter la digestion.
Pour ne pas se mouiller, beaucoup de ces ingénieurs, avocats, gestionnaires et experts-comptables, qui se présentent comme économistes, considèrent implicitement la crise économique du pays comme une crise conjoncturelle et passagère n’exigeant pas plus que des mesures classiques, avec la création de commissions et comités de réflexion…, et pas du tout des réformes structurelles et des refontes profondes, à la hauteur des enjeux posés par la Révolte du Jasmin.
C’est pourquoi de nombreux économistes tunisiens passent sous silence les réformes économiques structurelles, celles qui sont impopulaires, mais très porteuses pour sortir l’économie de sa paralysie.
Ceux-ci ne veulent surtout pas toucher aux enjeux brulants tels que : la réduction des effectifs des fonctionnaires, l’abolition des monopoles, la libéralisation des initiatives, la réduction des taux d’intérêt, la rémunération au rendement, la privatisation des entreprises publiques, l’assainissement du climat des affaires, etc.
Les désaccords manifestés par les économistes des radios et télévisions ont au moins trois conséquences. Un, le discours discordant n’aide pas le citoyen à comprendre les enjeux économiques et à se préparer pour les conséquences. Deux, l’absence de consensus entre ces experts ajoute de l’incertitude et du risque qui démobilisent les acteurs économiques (investisseurs, épargnants, producteurs, etc.). Trois, ces dissonances brouillent l’action gouvernementale et arrivent même à mettre en cause la pertinence de ce qui est fait ou à faire.

Duel contre duo !

Au moins deux «clans» dominent l’arène de l’«expertise économique» en Tunisie. De plus en plus organisés en réseau, ils s’opposent frontalement au sujet des réformes économiques à initier pour sortir le pays de son impasse économique. Chacun sa théorie et sa rhétorique!
Comme si la science économique n’est pas une science sociale à part entière, un champ de connaissance fondé sur des théories, des modèles et des évidences qui transcendent l’histoire et la géographie. C’est pourquoi l’économie est la seule science sociale qui est récompensée par le Prix Nobel.

Économistes du sérail. Premier clan et le plus dominant est celui des économistes du sérail. Il s’agit d’un grand nombre de ces «experts économistes» qui occupent les ondes et les plateaux et qui se permettent de dire la chose et son contraire, au grès des contingences et des consignes des sponsors institutionnels (privés, publics, académiques, partis, alliés internationaux, etc.).
Un peu melting-pots, ce clan compte des experts-comptables (très professionnels dans leurs domaines comptables), des ingénieurs de grandes écoles (ayant suivi au mieux deux cours en économie), des banquiers politisés, des hommes d’affaires, des gestionnaires d’entreprises, avocats d’affaires, etc.! Avec seulement très peu d’économistes patentés et ayant à leur actif des analyses économétriques et publications scientifiques avec arbitrage par les pairs.
La plupart de ces «économistes» mis en scène sont aujourd’hui parrainés par l’IACE (Institut arabe des Chefs d’Entreprises), un think tank proche des entreprises, avec beaucoup de proximité avec les partis dominants ayant gouverné le pays depuis 2011. L’IACE arrive facilement à passer ses messages par ces «experts économistes», indépendants, mais mobilisables pour la cause.
Pour beaucoup de ces experts, les problèmes économiques de la Tunisie d’aujourd’hui sont perçus comme des problèmes conjoncturels, qu’on peut solutionner par un «trait de crayon», par la création de commissions, le vote d’une loi, la mobilisation de comités… qui généreront à leur tour d’autres comités et commissions.
Un clan qui ne propose rien de substantiel et qui tient la route au regard des réformes structurelles attendues en Tunisie et par ses partenaires internationaux (IMF, WB, etc.). Des économistes qui évitent de froisser les partis politiques au pouvoir.
Pis, beaucoup de ces économistes carriéristes veulent se positionner dans l’échiquier politique, espérant pouvoir occuper des postes ou récolter des dividendes de situation. Ils ont les médias dominants en poche, et peuvent ainsi parader sur les plateaux de télévisions et radios, pour parler, débiter les mots clefs, sans rien dire au final.

Économiste outsider. Deuxième clan, un ensemble d’économistes qui publient sur les réseaux sociaux, sur les journaux électroniques et conférences internationales pour proposer leurs points de vue.
Très présents et très actifs sur les réseaux sociaux (avec des pages qui comptent des milliers d’abonnés), ces économistes n’ont rien à perdre et rien à gagner.
Ils sont sur Facebook pour s’exprimer de manière volontaire et libre. Ils sont aux aguets des rumeurs et des statistiques internationales traitant de la Tunisie. Ils défient en grand nombre la langue de bois de certains économistes ayant été au pouvoir (ministres et secrétaires d’État) et servi comme «leviers» entre les mains des lobbies et monopoles liés.
Ces économistes des réseaux sociaux communiquent des infos, des statistiques, mais pas nécessairement d’analyses empiriques et porteuses de recommandations capables de parcourir toutes les étapes de la prise de décision.
Un autre groupe de ce même clan publie dans des revues internationales. Ceux-ci sont employés comme experts par des organisations internationales et interviennent dans des conférences internationales, en pointant sans détour les réformes structurelles que le gouvernement tunisien doit engager dans les plus brefs délais. Des réformes souvent impopulaires et des réformes qui peuvent menacer les pouvoirs établis et les partis ayant gouverné depuis 2011.
Ces économistes reconnus à l’international sont plutôt boycottés par les médias de l’estalishment politique et médiatique. Ceux-ci, souvent inspirés par la pensée Public choice et ses ramifications (new public management notamment) vont droit au but, pour proposer des réformes structurelles et raisonner en «dehors du cadre» et du mainstreaming imposés par les médias et leurs relais du premier clan, décrit précédemment.
Ce clan d’économiste propose une réduction drastique de la taille de l’État, une libéralisation totale des conditions d’entrée dans les filières bloquées par des lobbies ayant mis main basse sur plusieurs pans de l’économie et des centres décisionnels au sein des ministères clefs responsables de l’octroi des licences et autorisations diverses.
Ce clan fustige la mal-gouvernance du secteur public et incrimine les passe-droits des acteurs dominants (banquiers, sociétés d’État, syndicats, et monopoles économiques).
Les économistes de ce groupe sortent du wishful thinkings et se démarquent du fatalisme omniprésent chez plusieurs économistes proches du pouvoir exécutif ou à la merci des partis dominants.
Les deux clans d’économistes tunisiens ne s’entendent pas toujours au sujet des problèmes économiques et leurs solutions. Les estimations, les opinions et les recommandations avancées par chacun de ces clans et «écoles de pensées» sont très disparates et témoignent de l’importance d’organiser la profession d’économistes dans un pays où l’opinion publique a besoin de savoir quels sont les tenants et les aboutissants des réformes économiques structurelles à initier pour sortir le pays de son marasme économique.

*Universitaire au Canada

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