Société civile, organisations professionnelles et partis politiques, viennent de sonner le tocsin, criant leur crainte et colère de voir subitement des pratiques arbitraires resurgir. Le tour de vis sécuritaire observé ces derniers temps a surpris, se transformant en source d’inquiétude, parce qu’il menace directement les libertés, notamment la liberté d’expression. Un raidissement sécuritaire qui a vite provoqué l’ire de tous ceux qui sont directement impliqués dans cette bataille, une réaction énergique face à l’innommable, à des abus que rien ne peut justifier. Que peut bien signifier ce dérapage sécuritaire que connaît le pays ? Est-ce que le pouvoir en place est devenu tellement fragile qu’il se montre peu perméable à toute critique, ou à toute expression de dépit et de mécontentement, fut-elle légitime et pacifique? Même si les déclarations des responsables politiques soutiennent le contraire, en déclarant leur attachement indéfectible à ces idéaux, ce qui se produit sur le terrain nous laisse dubitatifs. En voyant, tour à tour, le président de la République et le Chef du gouvernement réaffirmer solennellement qu’en matière de liberté d’expression, il est impossible de faire machine arrière et qu’il est hors de question de remettre en cause la liberté de la presse, qualifiée même de « trop libre », la pratique quotidienne donne la preuve du contraire. Elle révèle un raidissement du pouvoir, notamment après la vague de contestation qui a secoué le pays au début de l’année, qui fut accompagnée par de nombreux actes de pillage et de destruction de biens publics et privés. Les faits rapportés par les médias tunisiens et étrangers en toute indépendance et transparence sur ces événements, n’ont-ils pas été au goût des autorités ? Comment expliquer dès lors le retour de certaines pratiques qu’on croyait à jamais révolues ? Comment peut-on justifier la filature de certains journalistes, les contrôles de leurs déplacements, les interpellations opérées et parfois même la saisie de leur matériel et les longs questionnaires auxquels ils ont été soumis ? Dans une démocratie naissante, peut-on tolérer de voir les journalistes mis sous écoute et, comble de maladresse, voir le ministre de l’Intérieur reconnaître avec une légèreté déconcertante devant une commission de l’Assemblée des représentants du peuple, ce genre de pratiques sans qu’aucun des élus ne daigne réagir ou dénoncer ce dérapage ?
Ne peut-on pas donner raison aux journalistes qui voient leur espace de liberté se rétrécir et les menaces auxquelles ils sont exposés dans l’exercice de leur métier, s’accentuer? N’aurait-il pas mieux valu entendre ceux qui ont vite sonné l’alarme d’un « retour de l’Etat policier », en faisant le parallèle entre 2012, où les menaces se faisaient sous couvert de la religion et 2018 où elles se font sous couvert de la sécurité, et ne pas faire comme si de rien n’était ?
Dans le cas d’espèce, la colère des hommes et des femmes des médias est un signe de bonne santé et renseigne fort sur leur détermination à préserver l’un des plus grands acquis engrangés par les Tunisiens de la Révolution de 2011. En effet, malgré tous les dérapages que nos médias auraient pu commettre, il serait illusoire de croire qu’il est maintenant possible de contrôler la presse, d’asservir les journalistes ou de leur faire peur afin de les pousser dans leurs derniers retranchements. Quel intérêt tirerait la démocratie tunisienne d’une presse peu crédible, servile et à la solde du pouvoir ?
Manifestement, il est urgent que le pouvoir inscrive son action en cohérence avec son discours, avec ses engagements, en tirant les enseignements de ce qui s’est passé et en opérant les réglages nécessaires pour que les abus répétés ne se transforment en règle de conduite, en politique délibérée.
Engager un dialogue sérieux avec les hommes des médias, les organisations de la société civile active dans le champ des Droits de l’Homme et des libertés, serait peut-être la bonne solution pour lever ces malentendus, restaurer la confiance et réaffirmer une fois pour toutes l’attachement des autorités pour ces idéaux dans le discours et dans la pratique.