Le nouvel an coranique et le nouvel an biblique ne coïncident pas.
Ce constat, banal, suggère une interrogation cruciale et radicale. De ce décalage intervenu entre moments du nouvel an, quelle est donc la raison fondamentale ?
A juste titre, Hégel répond. Le temps n’existe pas. Comment donc cela ? J’enfonce une graine en terre nourricière. Comme par miracle pousse une tige admirée tel un spectacle. Puis advient la fleur, sa nouaison et, enfin, le fruit promis. Alors, le regard observe la succession des étapes et prend appui sur elles pour construire le temps.
Sans la vision des stations ne serait pas fabriqué le temps.
Voilà pourquoi celui-ci n’existerait pas sans le sujet regardant et l’objet regardé.
Munis de ce repérage opportun, nous voici outillés pour explorer le terrain. A vingt ans, le temps attend nos projets diversifiés : emploi, mariage, voyages… Mais, à 81 ans, le temps change de camp et passe derrière la vie de Khemaïs Chammari.
De même, les adversaires tolèrent le temps de la guerre car il promet le temps de la paix. Les illusions meulent un vide nommé le temps. Dès lors, la fête insinue l’impression d’une rupture à l’instant même où celle-ci excelle dans l’art de maquiller la continuité. Alors, le solitaire, exclu de la horde joyeuse, la disqualifie et, un tant soit peu envieux, sourit. Ce moment dansant file avec le temps futile et celui-ci n’existe pas, dira le rabat-joie. C’est pourquoi la danse du ventre et la belle nudité provoquent chez Poutine un tollé. Bourdieu écrit : « Et l’on peut ainsi fonder une théorie du temps qui rompe à la fois avec deux philosophies opposées de la temporalité : d’un côté la vision métaphysique qui fait du temps une réalité en soi, indépendante des agents, de leurs représentations et de leurs actions ; de l’autre, la philosophie de la conscience. Loin d’être une condition a priori de l’historicité, le temps est ce que l’activité pratique produit dans l’acte même de se produire ».
Le nouvel an n’apporte rien de nouveau tant la finitude flanque une croix et tire un trait sur la temporalité. Ainsi, la surveillance militaire et sécuritaire cligne vers un moment à double connotation, l’une salutaire et l’autre mortifère. Sur les bords du Nil pharaonique, une momie, campée à un coin du lieu où les Egyptiens festoient, rappelle son message temporel occulté par les mortels, les huitres d’Arcachon associent le succulent à l’intoxication.
Partout, des signaux contradictoires narrent l’illusoire mis en œuvre au cœur du naïf tintamarre festif. Comment pouvait-on festoyer quand les nahdhaoui sévissaient ?
Comment fêter un jour de l’an quand Gaza est mise à feu et à sang ? Le temps n’existe pas mais son contenu tarde à passer lorsqu’un peuple entier endure la maladie, la soif, le froid et la faim.
Un Gazaoui dit : « Nous voulons simplement que la guerre prenne fin et que la nouvelle année commence chez nous avec un cessez-le-feu ».
Il n’y a ni fin de 2023, ni début de 2024 eu égard au temps inexistant. Quand l’impérialisme assassine, il échoue à camoufler son exposition au temps avaleur des civilisations. Corée du Nord, Yemen, Chine, Russie, Inde, Palestine, Irak, Iran et Liban lui rappellent, malgré tout, son intenable croyance à l’ainsi nommé « développement durable ». Avant et maintenant, le temps raconte le néant. Mais alors, pourquoi l’humanité cultive-t-elle semblable inconséquence narguée par l’évidence ?
Voici la réponse : l’esprit humain est ainsi fait qu’il ne saurait penser la vacuité. Rien n’est plus malaisé à penser que le rien. « Toute conscience est conscience de quelque chose », écrit Sartre, le plagiaire de Heidegger. En guise d’introduction aux « Fleurs du mal », il écrit : « Pour nous autres, c’est assez de voir l’arbre ou la maison, tout absorbés à les contempler, nous nous oublions nous-mêmes. Baudelaire est l’homme qui ne s’oublie jamais. Il se regarde voir, il regarde pour se voir regarder ».
Or, au moment où il perçoit, nul n’oublie le souci de soi. A priori, le succès ou l’échec d’autrui m’interpellent sans préavis. Comment regarder la famine à Gaza, massacrée, sans voir autrement ce plat mis devant soi ? D’une manière ou d’une autre, nous rapportons le vécu par autrui aux thèmes sentis par nous-mêmes.
A court d’originalité, Sartre cherche donc midi à quatorze heures lorsqu’il impute à Baudelaire une rengaine commune à la condition humaine. Albert Cossery écrit : « L’enfant qui pleure parce qu’il a faim et froid, ça sera moi. L’homme accablé de soucis et qui ne sait où aller, ça sera moi ». Pour tout homme, autrui dresse le miroir où il se voit lui-même. Cossery écrit en l’an 1927, bien avant le génocide infligé à Gaza : « Le temps n’existe pas ».<