Des stratégies de sauvetage et de relance économiques

Avant d’évoquer les stratégies de sauvetage et de relance de l’économie, il est important de souligner deux points essentiels. Le premier est relatif à l’ampleur de la crise économique que nous traversons suite à la pandémie de la Covid-19. Cette crise n’est pas seulement le résultat de la pandémie mais remonte au tournant du siècle. En effet, nous avons fait l’hypothèse que notre pays connaît une triple crise. La première est de nature structurelle et concerne l’essoufflement du modèle de développement mis en place au début des années 1970 qui avait privilégié une ouverture sur le marché international, le développement d’activités exportatrices et une spécialisation dans les activités fortes en main-d’œuvre non qualifiée. L’ancien régime a échoué dans la mise en place d’un nouveau régime de développement, provoquant la crise de notre contrat social avec le développement rapide du chômage, particulièrement celui des diplômés.
Mais, si nous n’avons pas été en mesure de construire un nouveau modèle de développement, notre pays a su conserver au cours des années pré-révolution les grands équilibres macroéconomiques qui deviendront le principal objectif des politiques économiques du régime en place et des stratégies de développement.
Or, la Révolution et les dynamiques politiques enclenchées après le 14 janvier 2011 vont remettre en cause les grands équilibres macroéconomiques, suite à une augmentation rapide de nos dépenses publiques sans que nos recettes suivent la même hausse. La dérive de nos équilibres ne s’est pas limitée aux finances publiques, mais a également touché les équilibres externes. L’aggravation des déséquilibres internes et externes a augmenté l’endettement et surtout le service de la dette qui sont devenus une charge importante pour le budget de l’Etat.
Ainsi, à la crise structurelle que notre pays connaît depuis le tournant du siècle, se sont ajoutées une crise conjoncturelle avec la dérive des grands équilibres macroéconomiques dans les années post-révolution.
La pandémie de la Covid-19 va adjoindre une troisième dimension à cette crise et nous mettra face à la crise économique la plus grave de notre histoire moderne.
Le second élément concerne la philosophie du sauvetage économique et de la relance, ainsi que la vision qui doit porter ce projet. A ce niveau, l’ampleur de la crise et son caractère inédit dans l’histoire récente de notre pays exigent beaucoup de courage, d’audace et de détermination. Ces qualités sont nécessaires dans la mesure où cette crise exige des politiques et des choix non conventionnels qui rompent avec les choix passés n’ayant pas répondu aux défis de la triple crise que notre pays connaissait. La plupart des pays du monde, ainsi que les institutions internationales, se sont inscrits dans cette dynamique, dans la recherche de nouvelles réponses aux défis de cette triple crise, et dans la reconstruction d’un nouveau modèle de développement qui met l’homme et la solidarité dans ses priorités.
Ces premiers commentaires constituent une introduction nécessaire à la formulation des stratégies de sauvetage économique que nous devons mettre en place pour sortir de ces crises, relancer nos dynamiques de croissance et restaurer également la confiance et l’espoir face aux frustrations et au désespoir.
Avant tout, il est important de souligner que cette dynamique n’est pas une question technique, mais il s’agit d’un processus largement politique qui concerne les grands choix et les grandes visions du développement de notre pays.
La question des stratégiques de sauvetage et de relance de l’économie concerne quatre dimensions essentielles, à savoir la vision, les grands défis et les grandes transformations, les priorités et les mécanismes.

Quelle vision pour une stratégie de sauvetage et de relance ?
La question de la vision est essentielle, car elle concerne le projet d’avenir que nos politiques doivent se fixer comme horizon à atteindre et à réaliser. La vision stratégique doit apporter des réponses à deux éléments essentiels. Le premier est d’ordre interne et concerne la nature de l’ordre social et le vivre-ensemble que nous allons chercher à construire. A ce niveau, nous pensons que la question essentielle dans notre pays concerne la reconstruction du lien social hérité de l’indépendance qui s’est totalement essoufflé au cours des dernières années. Le contrat social hérité de l’indépendance connaît une forte crise et nous devons reconstruire ses fondements dont l’ordre politique, le modèle de développement, les relations sociales et les libertés.
Il ne nous sera pas possible de sortir de cette crise profonde sans un consensus large sur une vision commune du contrat social qui doit unir les Tunisiens au cours des prochaines années.
Parallèlement à la dimension interne, la vision stratégique doit également apporter une réponse quant à la place de notre pays dans l’ordre international. Notre pays peut jouer un rôle stratégique pour devenir la nouvelle économie émergente et le lieu de convergence entre trois espaces majeurs dans l’avenir du monde, à savoir l’Europe, le monde arabe et l’Afrique. Cette appartenance géographique de notre pays nous permettra de jouer un rôle primordial dans l’avenir, particulièrement avec le retrait de la globalisation et les tentatives de sa recomposition au niveau régional.

Les grands défis et les grandes transitions
La seconde question que doit éclaircir la stratégie de sauvetage et de relance de l’économie concerne les grands défis et les grandes transitions en cours. Leur détermination doit faire l’objet d’un débat national qui doit réunir les acteurs politiques, les experts, ainsi que la société civile.
Cette réflexion doit concerner cinq orientations essentielles qui vont structurer le monde post-Covid-19. La première concerne l’avenir de la globalisation dont la crise et le retrait sont soulignés par un grand nombre d’experts et d’études. L’attention aujourd’hui porte sur les tentatives de restructurer les chaînes de valeur globale sur des bases régionales. Cette transition est essentielle dans la mesure où elle ouvre d’importantes perspectives pour l’avenir de nos dynamiques de croissance et de développement. Notre potentiel pourrait s’enrichir en devenant un lieu de déploiement des chaînes de valeur régionales en cours de structuration.
Dans les grands défis pour l’avenir de notre développement, nous devons également poser la question de la profondeur géographique de nos dynamiques de croissance. Cette question a soulevé beaucoup de controverses dans notre pays, particulièrement en rapport avec l’accord de partenariat en négociation avec l’Union européenne. Cette question doit faire l’objet d’un traitement pragmatique afin de parvenir à un accord capable de défendre nos intérêts et d’ouvrir des perspectives importantes pour nos entreprises.
A ce niveau, l’UMA, les pays arabes, les pays africains, ainsi que les pays asiatiques doivent demeurer des destinations importantes afin de consolider nos rapports de coopération et la diversification de nos partenaires économiques et commerciaux.
Parallèlement à la nouvelle globalité et à la profondeur géographique, notre conception de l’Etat et de son rôle dans le développement fait partie des questions qui doivent faire l’objet d’un important débat. La pandémie a été à l’origine d’un retour fracassant de l’Etat dans les différents domaines de la vie sociale. Ce retour a démontré les limites de la vision d’un Etat régulateur défendue par les théories néolibérales depuis le début des années 1990 et la nécessité de repenser ce rôle pour faire face aux inquiétudes, aux incertitudes et aux angoisses de notre monde.
La quatrième question concerne la souveraineté nationale qui est revenue avec force dans le débat public. Cette question exige une réflexion nouvelle sur les activités industrielles et agricoles afin de déterminer celles qui devront désormais porter le projet de souveraineté nationale et qui doivent faire l’objet d’un appui important afin de répondre à nos besoins stratégiques.
La cinquième grande question concerne le système multilatéral. Si la pandémie a été à l’origine d’un recul de la globalisation néolibérale, elle a néanmoins démontré la nécessité d’organisations multilatérales efficaces, capables de défendre notre monde dans différents domaines globaux dont la santé, l’économie, le commerce, la culture et la science.  A ce niveau, il est important que notre pays sorte de son attitude attentiste et opte pour des stratégies et des politiques plus actives au sein du système multilatéral.
Dans la mise en place des stratégies de sauvetage, il est nécessaire de construire des visions et des projets qui nous propulsent dans le monde à venir. En même temps, il est également nécessaire d’établir un projet partagé sur les grandes transitions et transformations en cours.

Les priorités des stratégies de sauvetage
Après avoir élaboré les visions et les défis à relever, les stratégies de relance et de sauvetage de l’économie doivent déterminer les priorités. De mon point de vue, les stratégies de relance post-Covid-19 dans notre pays doivent s’attaquer à cinq grandes transitions. La première est industrielle et nécessite la sortie du modèle d’industrialisation en crise hérité du début des années 1970, basé sur les secteurs à forte intensité en travail non qualifié. Les nouveaux secteurs industriels ont commencé à faire leur apparition dans notre pays et nos entreprises ont démontré leur capacité de construire leur compétitivité dans ces nouvelles activités. Ces efforts doivent se transformer en une nouvelle stratégie industrielle 4.0.
La seconde priorité concerne la transition digitale dans laquelle notre pays a connu un retard important au cours des dernières années par rapport à ses concurrents. A ce niveau, nous devons sortir des projets sectoriels pour construire une vision globale et cohérente de digitalisation de tous les aspects de la vie sociale dans notre pays.
La troisième priorité concerne la transition énergétique et la nécessité de passer à de nouvelles sources d’énergie capables de réduire notre dépendance vis-à-vis des énergies fossiles et de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique.
La quatrième priorité est d’ordre social et concerne la nécessité de reconstruire les secteurs sociaux comme la santé, l’éducation et les institutions de solidarité sociale.
La cinquième priorité concerne l’infrastructure et la nécessité de sa réhabilitation et de son développement.
Ces cinq priorités constituent les points d’appui d’un véritable programme de sauvetage et de relance de la croissance et du développement.

Les mécanismes et les outils d’une stratégie de sauvetage et de relance
Les stratégies de relance et de sauvetage exigent des mécanismes et des institutions pour les mettre en place. Il est malheureux que notre pays se rattache à des mécanismes totalement dépassés, contrairement à tous les autres pays du monde. Le mécanisme des plans quinquennaux est une pièce de musée d’un passé révolu où les Etats planifiaient et organisaient l’ensemble de l’action économique.
Les mécanismes de conception et de formulation des grandes orientations ont connu des changements et de grandes transformations que nous devons suivre et mettre en place.
La définition des mécanismes et de mise en place des visions stratégiques passe aujourd’hui par deux volets importants. Le premier concerne la conception avec la définition de projets stratégiques à long terme qui exigent un processus participatif afin de définir les contours des nouveaux contrats sociaux et du projet collectif de vivre en commun.
Le second mécanisme est relatif à l’exécution des projets stratégiques avec des budgets glissants sur trois ans, et définit le contenu concret des visions.
Une des principales limites de notre développement et de la transition économique dans notre pays est liée à l’absence de vision stratégique, ce qui explique le défaut de clarté de nos politiques économiques. Si la pandémie de la Covid-19 a renforcé la crise, elle a mis l’accent sur l’urgence de définir un projet collectif et une vision commune de notre avenir. Cette dynamique ne peut se limiter à des propositions concrètes, aussi pertinentes soient-elles. La vision stratégique est le résultat d’un processus politique collectif afin de définir le projet, déterminer les grands défis, formuler les priorités et préciser les mécanismes et les outils.
Ce processus intellectuel et politique et cette œuvre collective sont nécessaires pour reconstruire le contrat social et croire en notre capacité de conduire et de réussir notre transition démocratique et de donner un nouvel horizon à notre expérience historique.

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