Je n’ai jamais brillé dans le pessimisme. Mais le théâtre politique dans notre pays me frappe comme une tragédie aux acteurs interchangeables depuis plus d’une décennie, sans honneur ni dignité. presque onze ans, et franchement il n’y a pas de quoi se réjouir. Partout, un même constat de régression dramatique, ignorance, corruption, prédation, malversation, mensonge et mauvaise foi. C’est là que le bât blesse ; car presque rien dans l’état actuel ne va dans le sens voulu par le peuple. Ne mêlons pas nos voix au cœur pleurnicheur du “c’était mieux avant”. Mais c’est en nommant les problèmes qu’on se donnera une chance de les régler, comme ce spectre qui hante lepays : le spectre de “l’avidité prédatrice” d’une classe politique aussi impitoyable que ridicule.Tous les Tunisiens se sont réunis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre qui, faute d’arracher aux citoyens leur dignité, comme le font les tyrannies, il les amène à y renoncer. Il fallait être bien déconnecté des réalités de la Tunisie et avoir une imagination débordante ou faire preuve d’une overdose de mauvaise foi, ou les trois en même temps, pour ne pas comprendre les sentiments d’injustice et de désespoir qu’éprouvent les Tunisiens en plein désarroi, et continuer à affirmer que l’heure n’est plus aux “passions tristes” dont parlait Spinoza, telles la colère et la déception ! Je suis parfois gagné par la perplexité en écoutant des amis bien informés m’expliquer combien la situation actuelle, malgré les crises économiques et sociales, le chaos qui frappe la scène politique, l’invasion des cartels, le cynisme éhonté des politicards et la généralisation de la corruption, n’aurait rien d’une débâcle. Quand on ne sait plus très bien distinguer le réel du fantasme, la vérité du mensonge et l’inoffensif du dangereux, c’est dans cet entre – trois que se déroulent les tentatives de destruction massive. Il suffit de suivre les évènements pour savoir combien nous sommes gravement en crise. L’apparent “respect” des règles du jeu démocratique ne saurait cacher la réalité d’une désastreuse dérive autoritaire. Notre jeune et vulnérable “démocratie” s’est avérée une recette pour une politique instable et versatile, sujette aux caprices des ignorants, dans laquelle extrémistes, lobbyistes et populistes règnent en maîtres. L’histoire de la démocratie, depuis l’antiquité grecque des “tyrans”, et après la constitution de Carthage et son régime politique de la cité, longuement évoqués par Aristote dans son ouvrage “La politique”, est parsemée de “démocraties” autoritaires, voire totalitaires. Nous y sommes. Tout cela, on le sait, depuis onze ans. On le répète à l’infini. Certaines “têtes pensantes” s’en occupent, d’une façon encore trop marginale. C’est peut-être une occasion de le crier à ceux qui, devant ce spectacle désolant, s’enfouissent les têtes dans le sable pour éviter de voir ce qui les menace. La crise risque de s’accélérer dangereusement. Ce que les anglophones appellent un scénario “lose-lose” (perdant-perdant) pour le pouvoir et pour le peuple sera notre pain quotidien dans les prochains jours. Lorsque cette situation perdure et n’est pas traitée convenablement, elle fait vaciller le régime politique. Et généralement, elle mène à sa chute. La vocation première d’un État démocratique est de protéger ses citoyens, non seulement des risques qu’ils encourent, mais de tout ce qui, de près ou de loin, est dangereux et destructif, et les prendre pour ce qu’ils sont : des êtres responsables, capables de raisonner, plutôt que des sujets passifs. Il faut que les décideurs au pouvoir et les activistes à l’opposition changent de ton, d’allure, de méthode, de politique, de communication, de stratégie même. Mais le peuvent-ils réellement ? Je n’ai jamais abandonné l’espoir tel celui que le grand Bourguiba plaçait en lui : “D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens “.