Désinformation, ingénierie sociale et manipulation cybernétique: La Tunisie est-elle prête ?

Par Dr Sami Ayari

Les élections de 2015 au Nigéria ont été marquées par des enjeux cruciaux, à la fois politiques, socio-économiques et sécuritaires mettant face à face un président sortant, Goodluck Jonathan, avec un ancien général, Muhammadu Buhari.
Les sondages avant l’élection présidentielle nigériane de 2015 montraient une course serrée, avec un léger avantage pour Goodluck au début, grâce à son statut de président sortant. Cependant, à mesure que la campagne avançait, Buhari gagnait en popularité.
Goodluck, sentant la situation changer, a fait appel à «Team Jorge», une entreprise spécialisée dans la désinformation, le sabotage numérique et la manipulation de l’opinion publique sur les réseaux sociaux. Nouvellement créée à l’époque, cette société, qui aurait collaboré avec Cambridge Analytica, compte parmi ses clients anonymes des gouvernements et des entreprises privées. Leur méthode repose sur l’utilisation de fausses identités, appelées «avatars», pour influencer les discussions en ligne, diffuser de fausses informations et mener des campagnes de diffamation. Team Jorge, sans existence légale, tire son nom du pseudonyme de son responsable, Tal Hanan, un ancien agent des forces spéciales israéliennes.
Cette équipe est composée d’anciens barbouzes des services de sécurité israéliens, l’unité 8200 “ le NSA israélien”, le Shabak, Mossad…, selon les révélations du collectif.
Toutes ces manipulations n’ont pas réussi à renverser la vapeur, Goodluck ayant perdu les élections (45%).
Le même scénario se répétait au Kenya en 2022, un scrutin qui avait opposé Raila Odinga et William Ruto. Selon The Guardian, au cours de cette campagne, Team Jorge aurait piraté au moins trois conseillers de William Ruto.
Malgré ces tentatives de déstabilisation, William Ruto a été élu président du Kenya, remportant 50,49% des suffrages contre 48,45% pour son adversaire.
«Nous sommes intervenus dans 33 campagnes électorales au niveau présidentiel. Les deux-tiers d’entre elles en Afrique anglophone et francophone. 27 ont été un succès», s’est vanté un des membres de l’entreprise auprès des journalistes infiltrés.
Le consortium de journalistes qui a enquêté sur Team Jorge comprend des reporters de 30 médias, dont Le Monde, Der Spiegel et El País.
Ce même consortium qui avait fait éclater en 2021 le scandale du logiciel espion israélien Pegasus.

Une société en pleine mutation
La Tunisie vit au rythme des présidentielles 2024, un scrutin capital et crucial pour le présent et le futur de notre pays, les enjeux sont immenses, aux niveaux socio-économique, sécuritaire, géopolitique…, la Constitution de 2022 a donné des pouvoirs de premier rang au président de la République.
Les Tunisiens ont atteint des records mondiaux dans l’utilisation des réseaux sociaux, une boulimie sans limite, qui les rend à la fois très exposés et très vulnérables face à la manipulation cybernétique.
Des chiffres très inquiétants, voire effrayants, affectent la société tunisienne aujourd’hui, une société en pleine mutation, confrontée à des enjeux complexes de développement, de gouvernance et d’équité sociale.
N’oublions pas ce chiffre terrifiant de décrochage scolaire qui touche plus de 100 mille jeunes élèves par an depuis 2013 !
En 2023, l’agence We Are Social en partenariat avec Meltwater a révélé que 7,24 millions de Tunisiens, soit 58,4% de la population, utilisent les réseaux sociaux, avec 73,9% des internautes actifs sur au moins une plateforme. Les utilisateurs sont répartis entre 46,6% de femmes et 53,4% d’hommes.
Facebook domine avec 6,55 millions d’utilisateurs, touchant 66,8% des internautes, tandis que YouTube compte 7,24 millions d’utilisateurs, soit 58,4% de la population. Instagram est utilisé par 2,75 millions de Tunisiens, avec une répartition proche de la parité (49% de femmes). Facebook Messenger touche 41,1% de la population avec 5,10 millions d’utilisateurs.
LinkedIn a 1,70 million d’utilisateurs, représentant 13,7% de la population, et a connu une croissance de 17% par rapport à l’année précédente. Entre 2022 et 2023, le nombre d’internautes a augmenté de 75 000, soit +0,8%, confirmant une forte pénétration des réseaux sociaux en Tunisie, particulièrement pour Facebook et YouTube.
En septembre 2023, sur les 12,3 millions de terminaux de communication que possèdent les Tunisiens, 8,9 millions sont des smartphones, soit 73% des terminaux dans le pays, selon l’Instance nationale des télécommunications (INT), ce qui nous donne une idée sur le plafond des chiffres pour l’utilisation pour Whatsapp & Telegram.
Ces chiffres nous incitent à réfléchir et à étudier ce phénomène aux niveaux sociologique et psychologique, mais à la plus grande vigilance, car nous ne sommes pas à l’abri de manipulations ou de campagnes de désinformation orchestrées par des prestataires à la demande.
Les Tunisiens n’ont pas encore digéré le contrat de lobbying international d’une valeur de 1 million de dollars passé par le candidat Nabil Karoui (Présidentielles de 2019)  avec Ari Ben-Menashe, patron israélien de l’agence canadienne Dickens & Madson, et rendu public par le département américain de la Justice. Un ancien barbouze de Aman ou Direction du renseignement militaire israélien.
Sans oublier les contrats illicites de lobbying du parti islamiste Ennahdha avec des agences de communication américaines (Burson Cohn & Wolfe,…).
Cinq ans après, les choses ont bien changé, une guerre génocidaire à Gaza, depuis un an avec un soutien indéfectible du monde occidental à tous les niveaux, y compris cybernétique, l’arrestation de Pavel Durov le fondateur de Telegram à Paris est une preuve flagrante malgré les démentis.
Le soutien inconditionnel du président de la République à la cause palestinienne met notre pays sous le feu des projecteurs, les menaces israéliennes sont explicites pour l’après-guerre, les projets de normalisation américains sont un autre argument fort qui placent ces Présidentielles à un niveau de criticité très élevé.
Le contexte géopolitique évolue très rapidement avec l’enlisement de l’OTAN en Ukraine. L’extension du BRICS et le rapprochement entre la Tunisie et la Chine poussent beaucoup d’acteurs internationaux à suivre, voire à s’immiscer dans nos élections directement ou indirectement.

Des exemples qui incitent à réfléchir
Les exemples des Présidentielles nigériennes, kenyanes ou sénégalaises nous incitent à réfléchir, à prendre du recul très rapidement sur notre capacité en Tunisie à lutter contre ces barbouzes et les entreprises de désinformation et de manipulation.
Nous devons nous interroger sur notre stratégie nationale en matière de cybersécurité, notre niveau de maturité, notre capacité à nous défendre tout simplement.
Les entreprises comme Team Jorge exploitent le social engineering, ou ingénierie sociale, une méthode de manipulation psychologique sur les réseaux sociaux. Cette technique permet à des acteurs malveillants de tromper les utilisateurs pour obtenir des informations sensibles, les pousser à agir contre leur intérêt ou diffuser de fausses informations. Dans un contexte politique, l’ingénierie sociale peut gravement influencer l’opinion publique, manipuler les résultats électoraux et créer des divisions au sein de la société.
Le social engineering sur les réseaux sociaux exploite les comportements humains et les interactions sociales pour manipuler les utilisateurs. Voici comment cela peut se manifester, ce n’est pas exhaustif :
Création de faux profils : Les attaquants créent des comptes qui imitent des personnes réelles ou fictives pour gagner la confiance des utilisateurs et les manipuler.
Scareware et désinformation : Diffusion de fausses alertes ou de désinformations pour inciter les utilisateurs à réagir de manière précipitée, par exemple en partageant de fausses informations ou en téléchargeant des logiciels malveillants.
Cependant, la manipulation politique sur les réseaux sociaux utilise souvent les mêmes techniques, mais avec des objectifs politiques. Voici quelques méthodes courantes :
Propagation de désinformation : Diffusion intentionnelle de fausses nouvelles ou d’informations trompeuses pour influencer l’opinion publique ou discréditer des adversaires politiques.
Bots et faux comptes : Utilisation de bots ou de faux comptes pour amplifier certaines opinions politiques, créer de fausses impressions de consensus, ou harceler des opposants.
Astroturfing : Créer l’illusion d’un mouvement populaire en ligne qui soutient une cause politique spécifique ou s’y oppose. Ces mouvements peuvent être en réalité orchestrés par des groupes ou des gouvernements.
Polarisation : Encourager la division sociale en exploitant des sujets sensibles ou controversés, souvent en exacerbant les tensions entre différents groupes sociaux ou politiques.
Micro-ciblage publicitaire : Utilisation de données personnelles pour cibler des groupes spécifiques avec des messages politiques personnalisés, parfois trompeurs, afin de manipuler leur comportement électoral.
Pour ses activités, Team Jorge a notamment développé une plateforme numérique AIMS, le système exploitait 39.213 faux profils différents dès 2023, consultables dans une sorte de catalogue. On y trouve des avatars de toutes ethnies et nationalités, de tous genres, célibataires ou en couple… Leurs visages sont des portraits de vraies personnes piochées sur internet, et leurs patronymes, la combinaison de milliers de noms et de prénoms stockés dans une base de données.
Nous pouvons citer aussi RIPON, une plateforme logicielle controversée présentée comme intégrant de l’intelligence artificielle, qui a été conçue pour influencer les élections. Développée pour Cambridge Analytica, elle utilise des algorithmes intelligents qui, naturellement, n’ont pas été divulgués publiquement et qui exploitent des données personnelles volées sur Facebook pour créer des profils psychographiques des électeurs.
RIPON vise à mener des campagnes électorales microciblées, manipulant les émotions et intentions de vote.
Nous avons  cité  “Microciblage” et  “Profils psychographiques”, prenons le temps de mieux comprendre leurs définitions :
“Le microciblage consiste en l’utilisation des données personnelles que nous générons afin «d’envoyer le bon message à la bonne personne». Appliquée au domaine politique, sa réalisation peut passer par l’utilisation d’un profilage psychographique dans le but d’influencer les décisions citoyennes telles que les processus électoraux.”
“Le profilage psychographique est une méthode permettant de créer des «profils» d’électeurs en se basant sur leurs valeurs, croyances, opinions et traits de personnalité. En développant des algorithmes d’exploration et d’analyse prédictive à partir de données sociales, telles que la consultation de sites web, le partage de publications, les mentions «j’aime» ou les commentaires, il devient possible de classer les électeurs en différents profils psychographiques.”
La combinaison entre ingénierie sociale et manipulation politique sur les réseaux sociaux menace la démocratie en érodant la confiance institutionnelle et en divisant les communautés de manière insidieuse.
Les grandes plateformes sociales, majoritairement détenues par des entreprises étrangères, surtout américaines, posent de sérieux enjeux pour la souveraineté numérique des États. En centralisant la gestion des données de leurs citoyens et la régulation des contenus, ces entreprises affaiblissent le contrôle national sur l’information et la protection des infrastructures critiques, exposant ainsi les pays à des cyberattaques ciblées.
Face à cette situation, les gouvernements doivent développer des stratégies pour sécuriser leur espace numérique et préserver leur autonomie. De plus, la domination de ces plateformes dans la diffusion de l’information et leur influence croissante dans la diplomatie mondiale exacerbent les tensions internationales. Leur emprise, échappant souvent à la fiscalité nationale, freine aussi l’émergence d’alternatives locales.
L’idée ou le projet d’un espace social en Tunisie à l’instar de VKontakte (VK), Rutube, Telegram en Russie, Wechat, TikTok, Bilibili en Chine, est à envisager très sérieusement, nous avons tout ce qu’il faut.
Toutes les activités des Tunisiens sur YouTube, Facebook, Instagram, LinkedIn, etc., sont collectées et analysées pour alimenter des algorithmes gérés par des entreprises étrangères comme Meta, Alphabet… Ces données psychologiques, désormais propriété de ces géants, présentent un risque majeur : elles pourraient être exploitées pour manipuler et déstabiliser les campagnes électorales en Tunisie grâce à des algorithmes intelligents. Ces manipulations, qui ont déjà réussi dans d’autres pays, pourraient diffuser des discours de haine et de violence, créant un climat de tension.
Nous avons des chercheurs et des compétences en IA en Tunisie qui travaillent sur ces questions et qui ont besoin nécessairement de moyens pour développer leurs recherches.
L’utilisation de l’IA dans le domaine politique est vouée à croître dans les années à venir, soulevant des questions sur la protection des principes démocratiques et la paix sociale. À l’ère du numérique et des sociétés ouvertes, les réseaux sociaux deviennent un enjeu crucial de sécurité et de souveraineté nationales, jouant un rôle central dans la diffusion de l’information, l’influence des opinions publiques.

*Expert technique senior en organisation informatique et transformation des données chez BNPPARIBAS
Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society

 

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