Dette : les compromis et les compromissions!

En Tunisie, l’addiction à la dette internationale atteint une gravité sans précédent. Ali Kooli, banquier de carrière, devenu ministre des Finances depuis six mois, reprend son bâton de pèlerin pour aller quêter à Washington (FMI et Banque mondiale) de nouveaux prêts. Il sait qu’il va se trouver au pied du «mur des Lamentations», avec en face de nombreux fonds vautours, des instances internationales et des lobbies géopolitiques. Compromis et compromissions…

Le cercle vicieux de la dette
Depuis 2011, et avec plus de 10 gouvernements, la démocratie tunisienne a très mal gouverné ses finances publiques. Les gouvernements successifs ont tous dépensé sans compter, tous ont dopé leurs promesses par la dette, tous ont foncé à fond la caisse pour ne rien réformer…maintenant un statu quo non viable !
La dette publique est passée de 39% du PIB en 2010, à plus de 112% en 2021. Aujourd’hui, chaque nouveau-né tunisien arrive au monde avec au moins 10 000 dinars à payer, et ce pour les errances de ses parents et aïeux, ces apprentis sorciers qui ont mal géré la transition démocratique en Tunisie.
La dette tunisienne est toxique parce qu’elle sacrifie l’investissement sur l’autel de la consommation ostentatoire créé par le train de vie de l’État et ses fonctionnaires. La dette tunisienne paye les salaires de fonctionnaires fantômes et dope l’«épicerie» d’un État pléthorique. Elle est injuste et injustifiable.
Une telle dette pénalise l’avenir de nos enfants et petits-enfants.
Sans réformes économiques structurelles, une telle dette ruine le pouvoir d’achat et le portefeuille du citoyen par 3 mécanismes.
Un : en 1964, en 1986, en 2013, en 2016, les prêts consentis par le FMI et de la Banque mondiale, suite à des crises sévères ont, à chaque fois, fait amputer le dinar de 20 à 30% de sa valeur face aux devises fortes. Le dinar valait 3 $ US en 1958, aujourd’hui il faut presque 3 dinars pour un $US.
Deux : de tels niveaux d’endettement ne sont pas soutenables. La dette agit comme une épée de Damoclès sur le risque du défaut de paiement de l’État tunisien. Et cela n’arrange rien pour attirer les investisseurs et rien pour maintenir la compétitivité des entreprises ayant besoin de renouveler leurs équipements payés en devises fortes…rien pour payer des salaires décents et maintenir l’emploi.
Trois : plus de dettes équivaut, tôt ou tard, à plus d’impôts, alors que la Tunisie plafonne en matière de pression fiscale, presque 33% du PIB, toutes taxes comprises. Et cela est démontré par le théorème de l’équivalence de Ricardo qui stipule que plus de dettes, c’est plus d’impôt et moins d’investissements productifs.
Et à se demander si tout cela ne pénalise pas la démocratie tunisienne. Une démocratie à crédit ne peut donner qu’une démocratie au rabais.

Une démocratie pipée par un esprit d’assisté !
La démocratisation de la Tunisie et la mal-gouvernance qui l’a accompagnée ont généré des gaspillages effrénés, des gaspillages financés par la dette. La dette accumulée mine déjà l’action de l’État.
Le FMI s’en inquiète tellement, au point de s’inviter dans le décor, pour dicter des mesures drastiques et exiger de la Tunisie (depuis 2017) une reddition de compte mensuelle (sur 36 indicateurs), le tout pour dire que le FMI n’a plus confiance dans les élites au pouvoir.
La Tunisie post-2011 a perdu une grande partie de ses élites et ses experts économistes et la nouvelle génération au pouvoir n’a fait qu’improviser et ajouter les erreurs aux horreurs du déclin économique : désindustrialisation, baisse du pouvoir d’achat, inflation, déficits, etc.
En cause, une gestion partisane, incapable d’élaborer des stratégies réalisables avec les instruments requis et les objectifs à atteindre.
Le parti islamiste qui était de tous les gouvernements de la Tunisie post-2011 n’a pas de programme économique digne de ce nom. Le parti joue et à fond la caisse le pouvoir pour le pouvoir.

La Tunisie n’a pas un plan anti-dette
Les élites politiques de la Tunisie post-2011 sont inconscients des méfaits d’une dette visant la consommation plutôt que l’investissement. Beaucoup d’économistes de l’establishment croient dur comme fer qu’il suffit d’annoncer des promesses économiques pour que celles-ci s’auto-réalisent.
Les élites et partis au pouvoir sont loin de réaliser que pour endiguer la dette et se prémunir contre ses méfaits … ils proposent tout sauf l’essentiel, à savoir une profonde réingénierie de l’État, avec des coupures sévères dans le mauvais gras, pour notamment «faire plus avec moins».
L’État post-2011 a été dévoyé de sa vocation et il est désormais une vache à lait pour les partis au pouvoir. Et à ce titre, la démocratie tunisienne est plutôt atypique, boulimique en fonctionnaires et anormalement budgétivore.
La Tunisie s’endette à un taux d’intérêt moyen de l’ordre de 4,9%, alors que les taux d’intérêts sur les marchés internationaux sont inférieurs à 1% en moyenne (taux nominaux) pour les prêts octroyés aux démocraties solvables, crédibles et averses à l’endettement. Et cela comporte tout un message, portant les griffes des agences internationales de notation (Fitch, Moody’s, etc.) qui ont dégradé la note de fiabilité de la Tunisie neuf fois depuis 2011.
La démocratie tunisienne ne peut pas survivre avec un État dévoyé, une gouvernance faillie, des caisses de l’État vides et des élites qui votent par les pieds, préférant l’émigration qu’une paupérisation infernale et qui n’épargne plus la classe moyenne et un capital humain chèrement payé par les contribuables et par les sacrifices sociétaux des années durant l’ère Bourguibienne.

Une démocratie à crédit, c’est une démocratie au rabais
Le système de l’endettement s’est installé dans le pays comme jamais. C’est désormais un système bien huilé, un business à part entière, où les emprunts laissent des empreintes indélébiles sur le niveau de vie et sur la qualité des services publics.
Seule rescapée du Printemps arabe, la Tunisie post-2011 viole sciemment la prémisse voulant que la démocratie ne peut se faire à crédit et ne pourra jamais être bénéfique à ses citoyens, si elle est dopée par la quête de l’aide internationale… et par une mendicité érigée en système.
Les gouvernements post-2011 ont, sans exception, abusé de l’usage des «cartes de crédit». La Tunisie s’enfonce à vue d’œil dans la «trappe de l’endettement», une situation gravissime où le gouvernement s’endette pour payer ses vieilles dettes rendues à échéance. Comme si une famille utilisait une carte de crédit pour solder la dette d’une autre carte de crédit, au risque de voir sa banque bloquer toutes ses cartes de crédit, décrétant de facto la faillite du titulaire du compte.
Quatre facteurs expliqueraient l’addiction à l’endettement en Tunisie.
1- Partis politiques : aveuglement volontaire et opportunisme électoral
Les principaux partis politiques au pouvoir n’ont pas de programme économique et n’ont pas encore inscrit la lutte contre l’endettement dans les priorités de leur agenda politique. Et cela en dit long sur l’irresponsabilité politique face à l’endettement de la Tunisie.
Aucun parti n’ose promettre un régime minceur pour la dette et pour l’État.
Cela doit changer, faute de quoi les partis politiques au pouvoir (coalition) finiront par noyer le pays dans le surendettement, pour ensuite le brader aux plus offrants et en pièces détachées (banques, ports, sociétés d’État, patrimoine, etc.).
Le FMI ne doit pas continuer à endetter le pays, en octroyant des prêts à des élites et partis politiques qui n’ont pas de programme économique soutenu par des réformes structurelles.
2- Un électeur médian profane en économie
En Tunisie, l’illettrisme financier est très répandu. L’examen des débats parlementaires télévisés et des forums de discussion sur les réseaux sociaux montre l’ampleur de l’illettrisme financier et les amalgames économiques au sujet de la dette.
Le citoyen ordinaire et l’électeur médian (centriste) sont juste bons pour revendiquer et pour mettre de la pression sur le gouvernement, ignorant tout sur les impacts de ces revendications sur la dette publique.
La démocratie en Tunisie ne peut pas prendre le risque de continuer à se faire gouverner par des profanes en finance publique et des «amateurs» en économie politique.
Les experts internationaux (FMI, Banque mondiale, PNUD) ont plusieurs fois noté leur désarroi face à certains de leurs interlocuteurs fonctionnaires et ministres incapables de définir correctement les missions de l’État et d’identifier/calibrer les instruments d’intervention requis pour contrer les déséquilibres macro-économiques de la Tunisie démocratique.
Le FMI peut aider la Tunisie en apportant une aide technique et une expertise pour former les administrateurs, les élus et les ministres…notamment au regard des risques et périls d’une gouvernance dopée par la dette et dénuée de toutes orientations axées sur les résultats.
3- Des médias indifférents à l’endettement
Qu’on le veuille ou non, la quasi-totalité des médias tunisiens n’est pas encore en mesure d’assumer le rôle d’informateur et de vulgarisateur relativement à la dette. Le pouvoir médiatique (4e pouvoir des démocraties modernes) ne démontre pas d’engagement notable pour lutter contre la dette et ses méfaits.
Pire encore, les défis de la lutte contre l’endettement restent un sujet tabou et un grand absent des débats médiatiques.
L’illettrisme financier s’ajoutant à un faible niveau en numératie ne fait qu’embrouiller davantage le citoyen… et discréditer encore plus certains médias!
La démocratie en Tunisie a besoin de médias compétents, fiables et capables de traiter des enjeux économiques d’actualité, dont la dette et ses véritables méfaits sur le bien-être collectif.
La non-maîtrise de l’anglais par une écrasante majorité de journalistes tunisiens ne fait qu’accentuer le topo et ses pervers. Le FMI et les instances internationales du développement publient leurs analyses économiques principalement en anglais.
4- Trop d’État tue l’État
Au sommet de l’État (parlement, gouvernement, etc.), le contexte est à la quête et les bailleurs de fonds n’aiment pas les quêteurs… Ils n’aiment pas l’esprit d’assisté, omniprésent chez les élites au pouvoir en Tunisie.
La notion de l’État-providence est diversement comprise. Pour la majorité des citoyens tunisiens, l’État détient un pouvoir ultra-«magique»; il peut/doit tout faire pour ses citoyens, imprimer de la monnaie, la distribuer en salaire, recruter sans limites, et bien plus!
Pour l’opinion publique, l’État est sommé de se débrouiller davantage pour mobiliser toujours plus d’aide internationale. Cette aide est perçue comme un «don du ciel», comme une générosité philanthropique, comme gratuite et sans contreparties!
Plusieurs dissonances cognitives et amalgames entourent encore la perception de l’État à l’ère d’une démocratie qui s’offre parfois des réglementations ambitieuses et des lois avant-gardistes, sans nécessairement avoir les moyens de les appliquer correctement faute de moyens budgétaires endogènes.
À se demander si le citoyen-électeur arrive raisonnablement à faire correctement ses choix électoraux; pour qui voter, pourquoi et sur la base de quel critère politique?
La Tunisie doit arrêter de faire la manche. Bien au contraire, elle doit se retrousser les manches pour travailler plus, pour investir plus et pour mettre les bons décideurs à la place de ces décideurs néophytes en économie et prêts à tout pour s’accrocher au pouvoir…rien que pour le pouvoir.
En Tunisie, le gouvernement, le parlement, les médias et la société civile doivent agir de concert et rapidement pour sevrer la Tunisie de son addiction maladive à la dette internationale.
Les partis politiques et les syndicats doivent sortir de leur léthargie, pour regarder en face les risques et enjeux de l’endettement.
Le FMI doit comprendre le contexte, le FMI doit aider la Tunisie à sortir du cercle vicieux de cet endettement toxique qui favorise la consommation (salaire) et qui pénalise l’investissement.

Universitaire au Canada.

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