Depuis 2011, la Tunisie ne cesse de subir d’innombrables pressions économiques et sociales. Le climat social qui règne depuis la Révolution a mis les différents gouvernements face à une situation inextricable. Comment faire beaucoup avec peu de moyens ? La solution la plus aisée est de recourir à l’endettement. Une telle démarche n’est pas sans conséquences, car la dette publique tunisienne atteint un niveau sans précédent. Si le contexte des années 2011-2019 en est en partie responsable, cet endettement provient aussi de ce que les comptes publics n’ont jamais été aussi fragiles depuis l’indépendance.
D’après nos estimations, la dette publique devrait dépasser les 80 % du PIB en 2021. Les besoins de financement bruts devraient atteindre près de 12 % du PIB en 2020 et même un peu plus en 2021. Partant, la Tunisie apparaît comme une zone à haut risque pour les prêteurs internationaux dans la mesure où de nombreux facteurs importants de vulnérabilité se manifestent en raison de la forte proportion de dette extérieure et de la faiblesse continue de la croissance et/ou de la dépréciation du dinar. Malgré les efforts de réformes, la Tunisie reste structurellement dépendante des capitaux étrangers. Les caractéristiques de sa dette actuelle font de la Tunisie un pays où la vulnérabilité aux sentiments erratiques des marchés financiers est extrême. Les institutions internationales auraient tout intérêt à venir rapidement apporter leur soutien afin d’éviter une éventuelle crise financière majeure. Elles montreraient ainsi que leur volonté de mieux prévenir les crises ne demeure pas au stade du discours.
L’élargissement des déficits des caisses de sécurité sociale, les difficultés rencontrées par les entreprises publiques et la dynamique de croissance plus faible que prévu contribueront à accroître le ratio dette/PIB à 80 % du PIB à l’horizon 2021. Et l’absence d’un processus d’assainissement et de rééquilibrage budgétaire ainsi que le ralentissement de la croissance devraient aggraver le ratio dette/PIB à un niveau plus élevé d’ici 2022.
Nul ne doute que l’aggravation prévisible des déséquilibres rendra un peu plus critique le problème de l’endettement extérieur dans les prochaines années. Et si la croissance ne revient pas assez rapidement, les risques que la Tunisie entre dans un cercle infernal d’endettement sont élevés. Un tel scénario va mettre en lumière la surévaluation générale du dinar et entraîner des dévaluations ou des dépréciations monétaires de grande ampleur. Le glissement actuel du dinar n’est que la face cachée de l’iceberg. Le coût d’une dette libellée en devises s’en trouvera renchéri. En conséquence, l’endettement public de la Tunisie augmentera encore plus fortement : selon nos estimations, le ratio de dette publique se rapprocherait de 80% du PIB en 2021. Quant au service de la dette (remboursement + charges d’intérêt), il absorbera 60% des recettes fiscales.
Les conséquences sociales sont considérables. Le remboursement de la dette passe en effet bien souvent avant les besoins vitaux de la population. Ainsi, la Tunisie doit rembourser en 2021 environ 15 milliards de dinars de dette, c’est beaucoup plus que les budgets alloués à la santé et à l’éducation !
La dégradation des comptes publics et donc l’augmentation de la dette renvoient à une hausse tendancielle du niveau des dépenses publiques qui n’a pas été accompagnée d’une hausse parallèle des recettes, signe d’une faible maîtrise de ses finances publiques. De plus, cette dérive n’a même pas été la contrepartie d’une politique contra-cyclique de soutien de l’activité économique en période de ralentissement. Au contraire, la politique budgétaire a été orientée la plupart du temps vers l’augmentation des dépenses courantes, notamment la masse salariale avec ses deux contreparties (effet effectif et effet augmentation salariale). Aujourd’hui, la situation budgétaire appelle des actions audacieuses et courageuses afin d’éviter le scénario grec. Il est urgent de procéder à un rééchelonnement de la dette publique.
Comment réduire le déficit public ?
Afin de ralentir l’augmentation du niveau d’endettement public, il faut maîtriser le déficit budgétaire et viser au moins l’équilibre du solde primaire. Un des leviers envisageables est l’augmentation des recettes publiques. Au vu du niveau actuel des prélèvements obligatoires (32% du PIB), les marges de manœuvre dans ce domaine apparaissent toutefois très limitées. En particulier, s’il est toujours possible de procéder à de nouvelles hausses d’impôts, le consentement à l’impôt des citoyens n’est pas infini. Des basculements vers des assiettes générant moins de distorsions, comme la TVA, pourraient constituer une voie pour augmenter le rendement de l’impôt.
Quoi qu’il en soit, les stratégies de consolidation des finances publiques doivent être cohérentes : ou bien le maintien du niveau des dépenses publiques se fait au prix de hausses d’impôts assumées, ou bien le maintien du niveau actuel des prélèvements, ou son allégement, nécessitera une réduction des dépenses publiques.
Du côté des dépenses, c’est essentiellement l’enveloppe des rémunérations qui pose un sérieux problème. Le niveau des dépenses de rémunération (14 % du PIB en 2019) est en effet le plus élevé de tous les pays de la planète. Ces dépenses atteindraient en 2021, 20 milliards de dinars, soit l’équivalent de 50% du budget et 75% des recettes fiscales. Une absurdité criante ! Le prochain gouvernement aura la lourde charge d’assainir cette enveloppe. L’une des solutions proposée est de procéder à un rééchelonnement de la dette dans la mesure où la baisse des salaires n’est pas envisageable à court terme.
En définitive, Il y a des moments dans l’histoire où des défis globaux appellent des réponses courageuses. Et comme le souligne Lawrence Summers, l’ex-conseiller économique de Barak Obama, « on ne sort jamais d’une crise économique profonde sans rupture radicale avec les méthodes du passé ». Pour sortir de cette crise, il faudrait que le futur gouvernement aille plus loin, plus vite et plus fort. L’audace, c’est maintenant, et les bonnes intentions ne suffiront guère. Il faut un renversement radical des priorités économiques dans le pays plutôt que de se replier en attendant la fin des mauvais jours qui ne viendront pas sans que de difficiles mesures ne soient mises en œuvre.
Mohamed Ben Naceur