“Deux Républiques, une Tunisie” de Mohamed Ennaceur : Une Tunisie en cache une autre

L’ancien président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et ex-président de la République par intérim Mohamed Ennaceur, est de retour sur la scène politique. Son dernier ouvrage “Deux Républiques, une Tunisie” paru depuis quelques semaines, donne encore du grain à moudre.
Ayant mis l’accent sur sa vie et sur son parcours politique d’un demi-siècle, l’auteur de cet ouvrage ne s’est pas limité dans ses mémoires à parler du passé, mais également d’une autre période cruciale de l’histoire de la Tunisie marquée par la naissance d’une nouvelle Tunisie.
Focus sur l’itinéraire d’un éminent serviteur de la République.

 «J’ai eu le privilège de vivre deux moments historiques : la proclamation de l’Indépendance en 1956 et la Révolution du 17 décembre-14 janvier 2011. J’ai eu également la chance d’avoir contribué à l’édification de l’Etat national après l’avènement de la 1ère République en 1957 et de participer à la mise en place des institutions de la 2e République après la Révolution», écrit Mohamed Ennaceur dans son livre.
Un privilège dont l’auteur de cet ouvrage de 684 pages a bien profité pour restituer un roman de vie retraçant un illustre pan de l’histoire de la Tunisie.

Le champ de bataille
Depuis ses années d’apprentissage, Mohamed Ennaceur s’est montré un étudiant engagé, effectuant ses premiers pas dans l’Administration, avant de tenir les rênes du ministère des Affaires sociales, un domaine où le jeune ministre qu’il était a largement excellé, grâce à sa formation de juriste et à son dévouement à ce secteur, pour finir par accéder à la présidence de l’ARP puis à la magistrature suprême. Le politicien émérite a fait montre d’une lucidité et d’un savoir-faire remarquables. Ce qui lui a valu le respect de tous ceux qu’il a côtoyés.
Armé d’une vision stratégique claire et d’un plan d’action social bien structuré, Mohamed Ennaceur s’est échiné durant sa carrière à réhabiliter plusieurs valeurs sociales dont notamment celle du travail, une valeur ô combien avilie et vidée aujourd’hui de sa substantifique moelle.
Après plus de soixante ans d’indépendance, la question sociale demeure, selon Mohamed Ennaceur, “au centre des préoccupations de la population”. De même, “l’emploi, la formation professionnelle, la protection sociale, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, l’amélioration du niveau et des conditions de vie constituent encore des thèmes récurrents dans le discours politique et les plans de développement”.
L’auteur considère en effet, que la Révolution de 2011 menée par des jeunes sans couleur politique dont les revendications n’étaient liées qu’à l’emploi, la liberté et la dignité, est la meilleure illustration de la prééminence de la question sociale.

La traversée du désert
Ennaceur a, d’après sa version des faits dans ce “livre de vie”, montré une ténacité et un attachement indéfectibles aux principes qu’il adoptait. Ses épreuves de force avec Habib Achour, l’homme fort de l’UGTT dans les années 80, ainsi qu’avec tous ceux qui voulaient lui imposer leurs décisions, témoignent d’une impressionnante force de caractère. Mieux encore, ministre sous Bourguiba, Ennaceur a même couru le risque d’être lourdement sanctionné en présentant sa démission en signe de contestation contre un imminent recours à l’époque, à la confrontation entre l’Etat et les travailleurs. Pour lui, “démissionner n’est pas une décision facile à prendre quand on est ministre de Bourguiba”. Et d’ajouter : “C’était la décision la plus difficile et la plus douloureuse que j’ai eu à prendre dans ma vie”. Il s’agissait selon lui, d’un “acte de responsabilité et de dignité car je n’étais pas fonctionnaire mais membre du gouvernement et je ne pouvais pas continuer à occuper une fonction de ministre et cautionner une politique d’affrontement et de violence avec laquelle je n’étais pas d’accord”.
Les évènements tragiques du 26 janvier 1978 témoignent de la clairvoyance de cet homme politique qui a réussi à quitter le navire avant qu’il ne fût trop tard. Ces évènements dont le bilan était très lourd restaient une page noire dans l’histoire de la Tunisie indépendante.
Cette décision représentait “un saut dans l’inconnu”, dont les conséquences ne tardaient pas à se produire, puisque le ministre démissionnaire faisait dès lors, l’objet “d’une hostilité manifeste des structures officielles du parti (PSD) et d’une surveillance policière”.
Bon gré mal gré, Mohamed Ennaceur campe désormais dans les rangs de l’opposition. Un statut que ce grand commis de l’Etat, jusque-là député de la Nation et membre du Comité central du parti au pouvoir, rejette catégoriquement. “Certes, je n’étais d’accord ni avec le monolithisme du parti, ni avec la tendance qui prônait l’affrontement avec l’UGTT au sein du parti, ni avec le revirement politique du Premier ministre, mais je n’étais pas pour ainsi dire opposant au pouvoir”, écrit-il.
Et comme à quelque chose malheur est bon, Mohamed Ennaceur, ayant plusieurs cordes à son arc, a dû entamer une nouvelle carrière pleine de passion et truffée d’aventures.  Alors titulaire d’un doctorat en droit, et bien qu’ayant été privé d’une nomination comme assistant à l’université faute de signature d’un décret de nomination par le Premier ministre, il a entrepris une carrière d’avocat, non sans embûches également,  prélude à une longue et difficile traversée du désert.

Ennaceur à l’épreuve du pouvoir
La réintégration, en 2011, de la scène politique après une longue absence durant le règne de Ben Ali, a permis à Mohamed Ennaceur de faire son aggiornamento pour entamer une nouvelle carrière politique très originale. Et c’est à partir de 2014 que ce fils d’El Jem s’est investi aux côtés de son compagnon de parcours, Béji Caïd Essebsi, dans le processus d’édification de la deuxième République. Ayant été élu au Perchoir, ce député de Nidaa Tounes-parti en lambeaux quelques mois après une crise aiguë qui l’a secoué-, qui a fixé comme objectif de faire de l’ARP “un cadre de la pensée libre et de l’action utile pour l’intérêt du pays et du peuple”, a réussi à être un président rassembleur, conciliant et fédérateur.
De l’avis de la majorité de la classe politique, Mohamed Ennaceur, qui a entrepris de grandes réformes au sein de cette institution législative dont notamment la fondation d’une Académie parlementaire, “une réalisation majeure de la vision stratégique”, a fait preuve d’un grand professionnalisme et d’un engagement incommensurable à sa mission à la tête de cette prestigieuse institution.
Au sommet de l’Etat également, en succédant à BCE, Mohamed Ennaceur n’a pas démérité. Tout en étant conscient “du caractère temporaire de (sa) mission et des limites constitutionnelles de (ses) nouvelles prérogatives (…)”, et de l’obligation de rester dans les délais constitutionnels avant la transmission des pouvoirs, le locataire de Carthage par intérim s’est largement investi dans l’accomplissement de sa mission, avec détermination et ferveur. Cette mission de conduire “le navire Tunisie à bon port, sans dégâts, malgré la tempête” était, certes, “courte mais intense eu égard aux enjeux considérables qu’elle comportait”.
En effet, pour Taoufik Habaieb, l’éditeur de cet ouvrage, “Mohamed Ennaceur réalise la vérité d’un pouvoir qui ne tient qu’à sa propre sagesse et ne continue à fonctionner que grâce à la perspicacité de sa décision. En pleines batailles électorales homériques où tous les coups étaient permis, mettant souvent l’ordre public et les institutions à rude épreuve, il devait être le rempart contre les assaillants de tout bord (…)
Le 23 octobre 2019, correspondant au 90e jour de l’intérim, Mohamed Ennaceur, titulaire du titre “Homme politique de l’année 2019” attribué par la revue Tunivision magazine, a effectué la passation du pouvoir avec le nouveau timonier Kaïs Saïed dans la “simplicité et sans solennité”.

 Une tempête dans un verre d’eau ?
En livrant un témoignage sur un épisode de son mandat de président de l’ARP relatif “aux évènements” de jeudi 27 juin 2019, Mohamed Ennaceur a, semble-t-il, jeté ainsi un pavé dans la mare. Le passage ayant relaté cet incident survenu dans le hall contigu au bureau de Mohamed Ennaceur et à celui des vice-présidents de l’ARP, a fait réagir nombre de personnalités politiques dont notamment celles qui ont été pointées du doigt d’être derrière un éventuel “coup d’Etat ”. Ces dernières ont tenté inlassablement de décrédibiliser cette version selon laquelle des députés d’Ennahdha et de Tahya Tounes avaient l’intention de “provoquer la réunion d’une assemblée plénière extraordinaire de l’ARP en vue de constater la vacance du pouvoir due à l’état de santé du président de la République et son remplacement par le Chef du gouvernement”.
Toutefois, pour Mohamed Ennaceur, il ne s’agissait que d’une hypothèse. “C’est probablement ce scénario qui aurait été envisagé par les députés de la majorité et que ma présence inattendue et impromptue à l’Assemblée, ce jeudi 7 juin, aurait fait avorter, mais ceci n’est qu’une hypothèse”, relate-t-il.
C’est pourquoi d’ailleurs, il a affirmé être non responsable de toute interprétation de son récit dans lequel il a rapporté “fidèlement” les évènements et les moments qu’il a vécus. Il s’abstient ainsi d’entrer “dans une controverse avec qui que ce soit, sur ce qu’il a écrit au sujet du Jeudi noir et de la tentative de putsch contre le défunt Béji Caïd Essebsi, à cette époque”.
S’agit-il d’une tempête dans un verre d’eau ? Quoi qu’il en soit, ce qui a été qualifié de “jeudi noir à l’ARP”, en faisant l’objet d’une focalisation médiatique particulière ayant soulevé une grande polémique au sein de la classe politique, n’était que des “hypothèses”. D’ailleurs, cette version avancée par Ennaceur était basée essentiellement sur une interprétation personnelle de Abdelkarim Zebidi, alors ministre de la Défense nationale, qui avait maille à partir avec Youssef Chahed.

La voie du salut !
Etant bien placé pour le faire, attendu qu’il a occupé depuis la mise en place du premier gouvernement post-Révolution, des postes politiques de premier plan, Mohamed Ennaceur, le «Monsieur Social de la Tunisie», a dressé un bilan de la décennie post-Révolution qui paraît très controversé. Pour lui, ceux qui ont fait la Révolution ne sont pas ceux qui en ont bénéficié. “Ceux qui ont fait la Révolution pour demander de l’emploi et l’amélioration de leurs conditions de vie n’ont pas encore obtenu satisfaction. (…) Le sort des exclus ne s’est pas amélioré. En dix ans, la Tunisie s’est appauvrie et sa dépendance de l’extérieur s’est accrue”. Refonder le contrat social entre l’Etat et les citoyens demeure une condition sine qua non pour surmonter cet état de distension du lien social.
Cet homme d’Etat ferme, exigeant, intransigeant et déterminé qui a participé à l’édification de l’Etat national et à la mise en place de ses institutions, a exprimé sa conviction, depuis octobre 2012, qu’il est du devoir de tous les acteurs et décideurs politiques, de dépasser les divergences politiques, sociales et idéologiques, et de se rassembler pour mesurer l’ampleur des problèmes et leur acuité. L’objectif étant d’établir un ordre de priorité, convenir des mesures urgentes à édicter, répartir les charges qui en découlent et fixer, de commun accord, un agenda pour réussir la transition démocratique et réaliser les objectifs de la Révolution.
Sauf que cet appel était tombé dans l’oreille d’un sourd. Dix ans après, le pays suffoque sous les querelles politiques et les divergences idéologiques d’une classe politique faisant montre d’amateurisme et d’aventurisme périlleux.
Illustrées de 88 photos, ce récit de mémoires minutieusement élaboré, vient jeter la lumière sur des tranches de vie, non seulement de l’auteur, mais également de la Tunisie. Il s’agit plutôt de deux Tunisie que Mohamed Ennaceur évoque dans ce livre volumineux : La Tunisie post-indépendance et la Tunisie post-révolution. L’une a été marquée par une mobilisation totale pour l’édification de l’Etat national, l’autre, bien qu’ayant vécu l’instauration d’un processus démocratique, court le grand risque de s’effondrer. Tous les ingrédients sont réunis pour un éventuel scénario chaotique de cet acabit : une crise politique inédite, une crise économique aiguë aggravée par la Covid-19, un prestige de l’Etat bafoué, non seulement par les citoyens, mais aussi par les responsables au pouvoir…

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