Développement de l’IA en Tunisie : Un défi de ressources et de réglementation

Par Dr Souhir Lahiani

Actuellement, l’impact de l’intelligence artificielle se fait ressentir dans divers secteurs, notamment celui des véhicules autonomes, des dispositifs portables tels que les lunettes intelligentes, et dans bien d’autres domaines encore.
Un exemple concret de cette avancée est celui proposé par Brilliant Labs, start-up basée à Singapour, qui explore le potentiel de l’IA générative dans un objet aussi simple en apparence que des lunettes. Leur produit représente une convergence remarquable des technologies de pointe, exploitant les capacités avancées de GPT-4, Whisperer et du moteur de recherche «conversationnel» de Perplexity via son application Noa. Les véhicules autonomes sont aussi l’une des innovations les plus spectaculaires de l’intelligence artificielle puisqu’ils s’apprêtent à révolutionner les moyens de transport. En effet, plusieurs constructeurs automobiles ont annoncé l’intégration de l’intelligence artificielle à bord de leurs voitures, l’agent conversationnel ChatGPT. L’ajout de ChatGPT va permettre d’améliorer l’expérience de l’assistant vocal embarqué, en la rendant plus interactive, fluide et intuitive.
La recherche progresse vers une IA certifiable pour le vol dans plusieurs pays. L’institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse travaille actuellement sur plusieurs projets afin de développer une IA hybride, plus fiable et plus robuste, qui réponde aux exigences de sécurité des systèmes critiques embarqués à bord des avions.
Mais pas que ! L’intelligence artificielle est également au service de la science des matériaux. En effet, en février 2024, les chercheurs de l’Université de Liverpool ont mis au jour un matériau solide qui conduit rapidement les ions lithium, un composant clé des batteries rechargeables. Cette avancée ouvre la voie à des batteries plus sûres, plus durables et à plus haute capacité, essentielles pour la transition énergétique et la mobilité électrique. Le professeur Matt Rosseinsky, du Département de chimie de l’Université de Liverpool, souligne l’importance de cette recherche : « Cette étude démontre la conception et la découverte d’un matériau à la fois nouveau et fonctionnel. La structure de ce matériau modifie notre compréhension des électrolytes solides à haute performance. »
Est-ce que la Tunisie possède les éléments nécessaires pour progresser dans le domaine de l’intelligence artificielle ? Quels sont les écosystèmes en place pour favoriser ce développement ?

Tunisie et intelligence artificielle : des efforts importants de l’ATIA
En Tunisie, l’intelligence artificielle (IA) est un domaine où la compétence est indéniablement présente. Chercheurs et professionnels ont démontré leur expertise et leur capacité à contribuer significativement au développement de cette technologie innovante. Cependant, malgré cette richesse en savoir-faire, un obstacle majeur persiste : le manque de ressources.
Ces ressources peuvent inclure des infrastructures technologiques avancées, des financements adéquats, des programmes de formation spécialisés et un écosystème favorable à l’innovation.
Rencontrer Chaker Essid, directeur du département Informatique à la faculté des sciences de Tunis et membre du bureau exécutif de l’Association pour l’intelligence artificielle (ATIA), c’est plonger dans les défis et les aspirations de la scène tunisienne de l’IA. Pour lui, la Tunisie possède la compétence nécessaire dans le domaine de l’IA, mais ce sont surtout les ressources qui font défaut.

 Evolution stratégique de l’ATIA au fil des ans (2005-2024)
Pour relever les défis relatifs à l’IA, l’ATIA développe depuis sa création en 2005, une approche intégrée et proactive. L’association investit dans la formation et le développement des compétences, en mettant l’accent sur l’apprentissage tout au long de la vie estudiantine et l’adaptation aux nouvelles technologies.
Au cœur des actions de l’association se trouvent la formation, l’accompagnement et le coaching. Avec la création de plusieurs clubs ATIA dans des institutions renommées telles que l’ISIM Monastir, l’Université Ibn Khaldoun, la Faculté des sciences de Tunis (université El Manar), etc, l’ATIA s’efforce d’élargir son impact à travers le pays depuis plusieurs années.
Essid souligne l’évolution stratégique de l’ATIA au fil des ans. Alors qu’entre 2005 et 2019, l’association se concentrait sur l’environnement académique avec une ouverture sur les chercheurs et les enseignants, l’année 2024 marque un tournant vers les entreprises. Désormais, l’ATIA s’engage activement dans la formation des professionnels, y compris les chefs d’entreprises.
Collaborant avec des bailleurs de fonds et des ONG telles que la GIZ, l’ATIA explore divers domaines d’application de l’IA, notamment la santé, l’industrie 4.0 et les médias. De nouveaux métiers nécessitant des compétences spécialisées dans le développement, la gestion et l’utilisation de technologies d’IA. Cependant, Essid soulève une préoccupation majeure : le manque d’un cadre réglementaire solide. Les défis réglementaires et organisationnels entravent le plein potentiel de cette technologie émergente. L’IA soulève des questions éthiques et sociales, telles que l’impact sur l’emploi, la protection des données personnelles, la discrimination algorithmique et la transparence des décisions automatisées.

 Craintes et risques de l’IA
Les craintes liées à l’IA ne se limitent pas à la réglementation. Essid met en garde contre le risque de dépendance excessive aux systèmes automatisés, qui pourraient inhiber la créativité et la capacité des individus à trouver des solutions de manière autonome. Il insiste sur la nécessité d’une stratégie claire et d’une volonté politique pour structurer le développement de l’IA en Tunisie.
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, « si l’IA offre d’énormes avantages, certaines de ses utilisations produisent des résultats dangereux qui peuvent nuire aux individus, aux entreprises et aux sociétés. Ces résultats négatifs, regroupés sous le terme générique « incidents d’IA », sont de nature diverse et surviennent dans tous les secteurs et industries ».
Selon les chiffres de l’OCDE de 2023, si l’on tient compte de l’ensemble des technologies d’automatisation, IA comprise, 27% des emplois correspondent à des professions fortement exposées au risque d’automatisation. L’étude de l’OCDE montre qu’environ 14% des emplois actuels pourraient disparaître dans les 15 à 20 prochaines années à cause de l’automatisation, tandis que 32% pourraient être radicalement transformés.
En août 2023, l’Organisation internationale du travail des Nations unies (OIT) a publié une étude portant sur l’impact potentiel des plateformes d’intelligence artificielle. Intitulée «IA générative et emploi : une analyse globale des effets potentiels sur la quantité et la qualité de l’emploi», cette étude suggère que la plupart des emplois et des industries ne sont que partiellement exposés à l’automatisation. Au contraire, ils sont plus susceptibles d’être complétés que remplacés par la dernière vague d’IA générative, telle la «ChatGPT».
ChatGPT, ainsi que des outils comme MidJourney ou DALL-E, ont joué un rôle essentiel dans la démocratisation de l’intelligence artificielle générative auprès du grand public. Mais qu’est-ce que l’IA générative ?
L’intelligence artificielle générative (IA générative) est une catégorie d’IA qui se concentre sur la création de données, de contenus ou de choses artistiques, de façon indépendante. Elle diffère de l’IA classique qui se concentre, elle, sur des tâches spécifiques telles que la classification, la prédiction ou la résolution de problèmes. L’IA générative vise à produire de nouvelles données qui ressemblent à celles créées par des êtres humains, que ce soit sous forme de textes, d’images ou encore de musique par exemple.

Importance de l’identification des acteurs clés dans l’écosystème de l’IA
Pour encourager l’innovation et soutenir les start-ups, Chaker Essid préconise l’ouverture des données publiques (opendata). L’ATIA cherche également à renforcer les liens entre les universités et les laboratoires de recherche, favorisant ainsi la collaboration et l’échange d’informations entre les chercheurs et les professionnels de l’industrie.
Essid souligne l’importance de l’identification des acteurs clés dans l’écosystème de l’IA. Il considère que c’est le rôle de l’ATIA de rassembler ces acteurs, en favorisant la création de laboratoires de recherche et en promouvant la mise en place de centres d’excellence dédiés à l’IA dans chaque université.
Chaker Essid insiste sur la nécessité de stimuler l’entrepreneuriat chez les jeunes et d’accélérer le processus de réglementation de l’IA. Pour lui, la création d’un institut dédié à l’IA en Tunisie serait un pas significatif, offrant aux étudiants une visibilité accrue dans leur parcours académique et professionnel.
En conclusion, le travail de l’ATIA témoigne des efforts concertés pour développer l’IA en Tunisie malgré les défis persistants en termes de ressources et de réglementation.
Il est essentiel que le gouvernement, les institutions académiques, le secteur privé ainsi que la société civile unissent leurs efforts pour mobiliser les ressources nécessaires à l’écosystème de l’IA en Tunisie. Les initiatives telles que la création de fonds de recherche et d’innovation, le développement de programmes de formation spécialisés et la promotion d’un environnement réglementaire et financier, peuvent favoriser l’innovation dans le domaine de l’IA. γ 

Note
1Brilliant Labs a été cofondée à Hong Kong en 2019 par Bobak Tavangar, Raj Nakarja et Ben Heald. Aujourd’hui installée à Singapour, la start-up a présenté l’an passé “Monocle” qu’elle présente comme «un appareil de réalité augmentée au format de poche pour les hackers imaginatifs” qui est vendu à 299$.
2Liverpool.ac.uk
3Source Enerzine.com
4Faculté des Sciences Mathématiques, Physiques et Naturelles de Tunis, Université de Tunis El-MANAR.
5https://www.oecd.org/fr/numerique/intelligence-artificielle/
6Source Tunisie Numérique.com
7Source La Presse.tn

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