Dans un discours prononcé le jeudi 21 octobre 2021, le président Kaïs Saïed a affirmé le lancement d’un «dialogue national». Débattre ! Une évidence en démocratie même naissante et vulnérable comme la nôtre. Mais dans un pays pris dans le tourbillon d’un système politique et institutionnel grippé, on ne débat presque plus. Un «dialogue national» à l’heure où la poussée populiste menace l’essence même de la démocratie, ne mènera pas bien loin. Il montre d’abord la prégnance de cet exercice et souligne, une fois encore, la grande pitié de toute une classe politique paranoïaque, où chacun, au pouvoir ou à l’opposition, se vit assiégé par ses fantasmes. Ce n’est qu’un métaphorique écran de fumée, un médiocre camouflage à motivations fumeuses parce que plusieurs citoyens pourront accepter de telles «vraies bonnes résolutions» dans la mesure où elles n’auront pas été des promesses d’ivrogne ! Jadis, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev (1894 – 1971) disait que « les politicards en mal d’idées ont ceci de particulier «qu’ils peuvent promettre de construire un pont même s’il n’y a pas de fleuve» ! Dix siècles avant, le grand prosateur de langue arabe Abû Hayyân al – Tawhîdî écrivait dans son œuvre majeure Al – Imtâ’ wa – l – mu’ânasa (plaisir et convivialité) : «Il n’est pas de punition plus terrible pour un monarque que le comportement inutile et sans espoir» ! Nous y sommes : tout sonne faux, outré, c’est bidon, comme on dit, on va de caricature en caricature. Ne haussez pas les épaules… Pas tout de suite, attendez un peu. Bien sûr, le dialogue constitue une ardente nécessité tant, depuis des mois, la crise semble enlisée, mais je pense qu’aller au dialogue en ce temps de désarroi serait ouvrir la boîte de Pandore de toutes les revendications, des plus exubérantes aux plus irréalistes, pis, cet appel au «dialogue» n’est en réalité qu’un stéréotype risible et nuisible, une fantasmagorie politique moribonde. Il est clair que la défiance à l’égard d’un système politique conçu sur mesure a atteint un niveau tel qu’il est primordial d’inventer de nouveaux modes de participation citoyenne. Un dialogue national qui associerait à la fois les citoyens ordinaires, les jeunes et les corps intermédiaires et en particulier les représentants de la société civile pourrait être de nature à répondre en partie à cette défiance. Mais ce type de réponse politique s’inscrit dans une stratégie déployée par le pouvoir actuel pour tenter de canaliser la contestation par une sorte d’»appel à la base» et faire de la participation au dialogue, la seule modalité légitime d’expression publique et politique. Ce n’est en réalité qu’un outil pour gagner du temps afin de solidifier un socle électoral naissant. C’est justement pour cela que cet appel au dialogue s’accompagne de doutes et questions relatifs à la sincérité et à la crédibilité de cette démarche hésitante. Faute d’être institutionnalisé, cet exercice risque de se muer en un grand déballage : de quoi va-t-on vraiment débattre dans un pays aussi éruptif que le nôtre ? Qui définit le cadre ? Poser ces questions brûlantes vous exposera à une campagne de haine sur les réseaux sociaux : c’est que depuis dix ans, l’ignorance ne cesse de faire des progrès et que «d’incroyables foutaises sont désormais inscrites sur le marbre des stèles de la bien-pensance. Les vessies deviennent des lanternes», selon la belle formule de l’écrivain français Maurice Druon (1918 – 2009) . Faute de stratégie et parce qu’il récuse tout mécanisme d’organisation, d’arbitrage et d’efficacité, un dialogue pareil constitue un bouillon de politique politicienne où peuvent prospérer en toute impunité les poisons. Le dialogue est une condition élémentaire de la démocratie. Il peut en devenir l’ennemi lorsque, loin de débattre, de critiquer et de proposer des solutions concrètes, il se laisse gagner par la diversion et l’instrumentalisation.
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