La fréquence des altercations outillées distingue la périphérie urbaine des quartiers huppés où elle se donne à voir de manière bien plus rare.
Entre autres interviewés auparavant, deux témoins directs viennent d’illustrer l’avalanche des luttes à l’arme blanche. Halima Toujani et R.B. résident la première à Zahrouni et la seconde à Hay Ettadhamen.
En ce domaine des confrontations à instruments contendants, les statistiques relevées auprès des préposés à la justice et à la sécurité ratent les faits pour les raisons que nous verrons au fil des réponses aux questions. Halima Toujani me dit « : « Chez nous, c’est comme boire un verre d’eau. Pour un oui, pour un non sortent les couteaux. Un prêt non remboursé à temps, une moquerie formulée à propos des légumes fânés, un mot adressé à la sœur, la mobylette passée trop près de l’étalage débutent par l’insulte et finissent par les coups. La cigarette et le couteau prouvent irjoulia. Cela ne va jamais trop loin. Ils placent le pouce tout près de la pointe pour des blessures jildya. S’ils n’ont pas ce qu’il faut sur eux, ils courent à la cuisine et reviennent avec le nécessaire. Les couteaux servent plutôt, à faire peur et il y a un accord pour ne jamais rien déclarer aux policiers. La pharmacie suffit et chacun dit s’être blessé lui-même ».
Interviewée le 14 septembre R. B. décrit le moment où la violence outrepasse la rue et monte à l’assaut de l’habitation : « Chacune des grandes rues porte un numéro et possède sa grosse tête qui bat tous les autres au combat ».
Ses amis les plus proches occupent le deuxième rang. Il élève ou abaisse l’ascendant sur la bande et la drogue nourrit la plupart des conflits.
Les étrangers croient que tout le monde est pauvre, ici, mais il y a aussi des enrichis. Frachiches, Hmamma, Jlass, et autres occupent à part, des paquets de maisons dans la même rue. Un membre des 7abbassi arrive de la rue parallèle à la nôtre, provoque mon frère et lui demande la remise de son portable. Mon frère lui répond : « pourquoi veux-tu me le prendre ? Ne suis-je pas un homme ? ». De fil en aiguille, chacun finit par tirer son couteau de sa poche. Mon frère, habitué aux disputes journalières l’emporte mais, peu après, l’autre arrive avec sa bande. Ils frappent de plus en plus fort à la porte.
Mon père, malade, alité, n’en pouvait plus et nous n’étions que des filles à la maison.
Ils allaient briser la porte et nous tremblions de peur. J’ai failli appeler la police avec mon portable mais j’ai craint pour mon frère qui a blessé l’autre au cou. Un ami d’en face, 7ammass, ramène sa bande avec des personnes âgées que tous respectent. Ils nous ont sauvées ». A la périphérie urbaine, la vie sociale de quartier connaît deux types d’autorités, celle des big brothers, d’une part, et celle des sages en raison de l’âge, d’autre part.
Police et justice, presque immanentes aux groupes claniques, issus de l’exode rural pour bâtir les quartiers favorisés depuis les années 80, produisent et reproduisent des mondes sociaux repliés sur eux-mêmes, où les sécuritaires n’apprécient pas trop s’aventurer sans forte escorte aux vitres grillagées.
Bourguiba voulait fondre les tribus dans la société globale homogénéisée, mais les pesanteurs collectives défient la durée. Ghannouchi, de son côté, garde un œil sur l’avant et l’autre sur l’après. L’ancien colporte la croyance et le tribalisme adversaire du modernisme.
Voilà pourquoi Bochra devient la cible de l’islamisme. Interviewée le 16 septembre Leïla Haddad, admirative à juste titre, de son père Ahmed Haddad, l’un des intimes de Farhat Hached, corrobore les indications mentionnées par mes enquêtées.
Psychopathologue au service « chirurgie de la main » dirigé par Hichem Bahri à Ksar Saïd, elle me dit : « la plupart des patients à main charcutée au couteau proviennent de la ceinture que j’appelle rouge à cause du sang.
Voici le cas le plus cocasse que j’ai eu à traiter. Un jeune de hay Ettadhamen, furieux, pointe son indexe vers les yeux de sa mère. Paniquée, elle mord le doigt et le sectionne. Il n’y a pas que les couteaux, il y a aussi les morsures. Parmi les protocoles affichés à l’hôpital figure celui-ci : « Conduite à tenir en cas de morsure humaine ». Lors de mes interrogatoires de charcutés aux mains, une explication a retenu mon attention.
Des jeunes désœuvrés me donnent des réponses voisines de celle-ci : « A hay Ettadhamen, chacun se débrouille à sa façon contre l’ennui. Alors nous nous battons pour nous faire du cinéma. Nous pensons aux Samouraïs ».
Le chômage favorise l’ennui et les bagarres occupent le territoire disputé à la mélancolie.
Aujourd’hui, un Tunisien sur deux, à peu près, souffre d’obésité. Les sucreries surcompensent le stress et l’ennui, associés aux déficiences de l’esprit.
Avant-hier, une dame achète à sa toute jeune gamine des gâteries. A la sortie de la pâtisserie « La mi do ré », la petite obèse comme sa mère, demande encore une grosse boule enrobée de chocolat. Je dis à la mère : « Il faut savoir dire non ». Elle me répond : « Je sais mais je l’ai habituée à être gâtée ». Elle me sourit et part avec le paquet maudit. Par mesure d’hygiène et de santé publique, il serait souhaitable de limiter la publicité mise au service de la calamité sucrée. Ah, l’ennui !
Baudelaire écrit : « C’est l’Ennui – l’œil chargé d’un pleur involontaire / Il rêve d’echafauds en fumant son houka / Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat / Hypocrite lecteur, mon semblable – mon frère/ ».
Pour subvertir l’ennui, les gars de hay Ettadhamen fabriquent l’ennui. Plutôt le couteau que le néant de vie. Pour combattre l’obésité, fille, elle aussi de l’ennui, les autorités pourraient légiférer contre le taux de sel dans le pain livré par les boulangers.
Mais comment limiter la teneur en sucre des sucreries, ces parfaites saloperies, l’éducation où l’affection compose avec la fermeté, inculque, dès le jeune âge, la solution raisonnée.