Disséminer les compétences scientifiques, un enjeu majeur de développement*

Par Mohamed Jaoua*

Pour commencer, dressons rapidement ce constat :
1- Les compétences dites du XXIe siècle, dont les entreprises ont le plus grand besoin pour entrer dans l’économie 4.0, structurent désormais tous les métiers, y compris les plus anciens, et les connaissances critiques qui les sous-tendent ont pour noms  mathématiques, algorithmique, statistiques et données ;
2-Les parcours scientifiques de l’école (collège et lycée)concernent tout au plus 50% de nos bacheliers, que tous les parcours universitaires —les plus « nobles » surtout (médecine, ingénierie)— s’arrachent ;
3- La Tunisie, qui fut à l’avant-garde dans ces domaines, est menacée de perdre l’avance qu’elle y avait acquise grâce à la qualité de son école, et de son école mathématique en particulier, et par voie de conséquence d’obérer son positionnement dans la nouvelle économie-monde.

Pourquoi ?

Parce que notre école est restée dans un usage instrumental de ces compétences, les transformant en outils de sélection scolaire plutôt que de formation des esprits, et dans des paradigmes hérités du siècle dernier. Elle n’a pas encore mesuré l’impérieuse nécessité de diffuser beaucoup plus largement ces compétences au sein de sa population (seulement 10% de bacheliers Maths et environ 50% de bacheliers allergiques aux Maths !).On rappellera à cet égard cette réflexion de Bourguiba qui, parlant du CSP, avait justifié son choix par le fait qu’un pays ne peut se développer en tournant le dos à la moitié de sa population. C’est pourtant ce que fait notre école avec ses quelques 60% d’élèves dans les filières autres que Maths et Sciences (Eco-G, Lettres etc.), la plupart d’entre eux s’y étant réfugiés dans leur fuite des mathématiques ;

Parce que notre université lui a emboîté le pas, en restant sur des paradigmes élitaires de plus en plus inopérants dans le contexte de la massification croissante qui est la sienne. Et en ignorant superbement ce faisant, le marché du travail, ses demandes et son évolution.

Alors, comme l’écrivait Lénine, que faire ?

Ce ne sont certainement pas quelques mesures cosmétiques, telles que l’instillation de petites doses de cette panacée illusoire que sont devenus les soft skills, qui remédieront à cette inadéquation structurelle. Laquelle est par ailleurs largement entretenue par le formatage dirigiste des formations par le MESRS et le conservatisme de ses commissions sectorielles pour ce qui est de leurs contenus.

Il nous faudra des remises en cause beaucoup plus profondes pour prendre en compte les nouveaux paradigmes, au premier rang desquels le caractère de plus en plus hybride et évolutif des compétences exigées par le marché du travail. Quand on parle aujourd’hui d’un ingénieur, d’un médecin ou d’un manager, les mots pour nommer ces métiers sont restés les mêmes, même si les contenus et les compétences exigées pour les exercer n’ont plus rien à voir avec celles du XXe siècle. Car le digital et la data ont complètement bouleversé la donne. Il n’y a qu’à voir à cet égard la manière dont les médecins nous parlent aujourd’hui de la pandémie en cours, à grands renforts de modèles prévisionnels, d’analyse des données et d’algorithmes de simulation.

Quant aux soft skills ou compétences transverses –la traduction française est à cet égard beaucoup plus heureuse, il faudra désormais y inclure, à côté de la maîtrise des langues, des outils de communication, d’une bonne culture générale et de savoir-être, un corpus minimal de compétences digitales et data. Ce que les anglo-saxons appellent la« digital literacy » ou « alphabétisation digitale » désormais exigible de tous, sorte de « bagage digital de l’honnête homme » Un peu à l’image de l’alphabétisation du siècle dernier que l’industrialisation des économies européennes avait alors exigée. C’est donc à cette nouvelle alphabétisation des populations que la révolution numérique nous appelle, similaire par son ampleur à celle du siècle dernier, mais aux contenus renouvelés et étendus, rapidement évolutifs aussi pour rester en accord avec les besoins de notre époque.

La demande directe et indirecte pour ces compétences numérique n’épargnant plus aucun métier, elle est en train d’exploser. Avec pour conséquence la disparition totale de débouchés pour les formations qui n’auront pas pris la mesure de la chose et qui ne seront plus – qui ne sont déjà plus – d’aucune utilité.

Pour positionner notre économie dans les segments à haute valeur ajoutée de la nouvelle économie, il convient donc de former massivement les jeunes aux compétences qui les portent. Cela générera bien sûr une attractivité accrue de notre pays vis-à-vis des IDE dans ces secteurs, dont les acteurs souffrent d’un déficit de ressources humaines qualifiées, surtout en Europe et en Amérique du Nord. Et qui viennent en Tunisie pour les trouver. Mais cela générera aussi et surtout une meilleure capacité de nos entreprises à engager leur indispensable transformation digitale en vue de prendre toute leur place sur le marché international.

En matière d’éducation, les défis de cet aggiornamento se situent à trois niveaux :

Il s’agit d’abord d’inverser l’équilibre actuel de la répartition des orientations dans le secondaire, où les compétences du siècle ne sont présentes que chez 40% la population lycéenne, ce qui prépare notre pays à un futur hors du temps. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, tant les Mathématiques – pour ne citer qu’elles – ont été installées, souvent avec l’aide des mathématiciens eux-mêmes, dans le rôle d’épouvantail à potaches. Et cela alors même que le monde devenait chaque jour plus mathématique. Cela demandera certes du temps, mais surtout la mise en place d’un enseignement plus inclusif, plus pratique, des Mathématiques et plus généralement des sciences. Les solutions pédagogiques existent, il suffit notamment de porter notre regard vers Singapour, mais la conscience du problème et la volonté politique pour le surmonter manquent encore à l’appel, tandis que les résistances au changement et les corporatismes sont à la manœuvre ;

À l’université, il faudra mettre au rancart la machine à produire des candidats aux métiers en voie de disparition. Et pour cela repenser la nomenclature des cursus de formation actuellement gouvernés par la seule logique universitaire interne, corporatiste, en les articulant aux besoins des entreprises et de l’économie 4.0. Celles-ci ne sont plus à la recherche de compétences segmentées, fragmentées, et à validité limitée dans le temps. Mais de formations « traits d’union » susceptibles d’évoluer rapidement avec les technologies.

Pour autant, l’indispensable révolution les formations ne suffira pas si on ne pense pas dans le même temps la transition vers le XXIe siècle en réduisant le décalage actuel entre les connaissances acquises à l’école et celles que réclament les compétences de la nouvelle économie. Ce qui exigera d’imaginer et de mettre en œuvre une pédagogie appropriée à cette « mise à niveau scientifique », qui donnera à tous ces élèves qui ont été exclus de cette culture scientifique au lycée, le minimum vital pour acquérir la « digital literacy » à l’université. Là encore, nous n’aurons pas besoin de réinventer la roue, il nous suffira d’ouvrir les yeux et nos esprits sur le monde.

Enfin, la mise à niveau de la jeune population des cadres et autres acteurs de notre économie, dont la maîtrise des compétences du siècle est faible pour ne pas dire inexistante. Celle-ci passe par une organisation du secteur de la formation continue et par son articulationà des parcours susceptibles de donner lieu non seulement à des qualifications, mais aussi à des certifications et même à une prise en compte en vue de l’obtention de diplômes. Ce qui représente en outre un puissant levier pour décloisonner l’université et l’entreprise, contribuant à faire de la formation tout au long de la vie la règle et non plus l’exception, ce que la mutation rapide des technologies exige.

Restée à l’écart des bouleversements majeurs du XIXe siècle, la Tunisie avait raté le coche des deux premières révolutions industrielles, ce qui avait ouvert la voie à sa colonisation en 1881. Forte de la politique éducative ambitieuse mise en place à l’indépendance, elle a pu cependant accompagner tant bien que mal la troisième révolution – celle de l’informatique – de sorte qu’elle est aujourd’hui en mesure d’aborder la quatrième actuellement en cours avec des chances raisonnables de s’insérer dans la nouvelle économie. Celle-ci repose en effet sur des fondamentaux que nous possédons déjà : une population éduquée, une économie et une société ouvertes sur l’Europe et le monde, des ressources humaines abondantes et capables de s’adapter aux nécessités du temps présent. Il ne nous manque que la prise en compte intellectuelle et politique de ces impérieuses nécessités, et la levée des blocages qui s’y opposent, pour que nous y parvenions. Alors … chiche ?

*Mathématicien, fondateur de l’IPEST et de l’École Polytechnique de Tunisie (1991), co-fondateur d’Esprit (2003) et de Polytech’Nice-Sophia (2005), fondateur d’Esprit School of Business (2016)
 mb.jaoua@gmail.com

Notes
* Intervention à la table ronde « Capital humain et innovation dans le secteur numérique » organisée pour les 10 ans de Sofrecom Tunisie, le 17 Novembre 2021

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