Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Mais c’est vers une autre place – une autre midane – que s’envolent les pensées de Kaminiski, ancien correspondant à Kiev pour le Financial Times et The Economist :
« La place Tahrir a totalement transformé l’Égypte, affirme l’activiste Ahmed Hassan. Ça a fait bouger le monde entier. Pour la première fois dans notre vie, on ne pouvait pas nous réduire au silence. Nous avons retrouvé notre liberté. Et nous avons rêvé qu’un jour toute l’Égypte serait comme la place Tahrir. » [ … ]
L’on se souvient de l’idéalisme – comme de sa jumelle, la naïveté – de ces foules joyeuses sur la place Tahrir. Et on connaît déjà la suite : violences sectaires, chaos politique, un court règne islamiste, et puis, en juillet dernier, le coup d’État militaire et la répression. [ … ]
Ce qui s’est passé en Égypte a terni les perceptions occidentales quant au potentiel pour l’évolution politique dans des États autoritaires partout dans le monde. Et il est vrai que la tendance actuelle n’est pas bonne. Tous les ans au mois de janvier, Freedom House publie un rapport qui évalue les progrès démocratiques. Pour la huitième année consécutive, plus de pays (54) ont connu un recul des droits politiques et des libertés individuelles que d’avancées (40). [ … ]
Il est normal de trouver cela déprimant. Mais c’est tout autre chose que de basculer dans le fatalisme, en tirant la conclusion que certains pays ne sont tout simplement « pas prêts » pour la démocratie. Parfois, il faut un choc pour nous rappeler pourquoi tourner ainsi le dos à des millions de gens c’est trahir les valeurs et les intérêts de l’Occident. Actuellement, ce rappel vient d’Europe de l’Est.
[ … ] En écho à Ahmed Hassan dans The Square, un des leaders des manifestations à Kiev m’a dit que « Nous voulons que l’Ukraine toute entière devienne comme la Midane Nezalezhnosti [la place de l’Indépendance] ».
[ … ]
Ce qui se passe en Ukraine représente une opportunité pour l’Occident, mais elle ne suscite que très peu d’appétit. L’aversion de l’administration Obama pour toute politique de « promotion de la démocratie » découle d’une aversion pour « l’agenda de la liberté » de George W. Bush [ … ]. Par conséquent, il manquait aux États-Unis le courage politique nécessaire pour appuyer le Printemps arabe jusqu’au bout : nous avons abandonné la Libye à ses milices après la mort de Kadhafi ; en Syrie, les rebelles anti-Assad n’ont reçu que très peu d’aide des États-Unis et se sont donc tournés vers les pays du Golfe, en se radicalisant ; alors qu’en Égypte, Washington n’a jamais été en mesure d’influencer le cours des événements.
Les États-Unis ont été également à la traîne en Ukraine, préférant dans un premier temps laisser aux eurocrates de Bruxelles le soin de déterminer la politique occidentale à l’égard de cette nation pivot. Désormais, au moins Washington et l’UE envisagent sérieusement d’offrir quelques « carottes » pour lutter contre Poutine et ses 15 milliards de dollars en aide à M. Ianoukovitch – un assez petit prix à payer, en fin de compte, pour déterminer où se situeront les lignes de démarcation géopolitiques de l’Europe moderne.
Pour sa part, Juan Cole, professeur d’histoire à l’Université de Michigan, est plus circonspect au sujet des bienfaits de l’activisme diplomatique américain. Pour l’animateur du blog Informed Comment, c’est aux Ukrainiens de tirer les leçons des révolutions arabes – dont il veut bien, tout de même, esquisser les grandes lignes :
À mon avis, l’agressivité des États-Unis pendant les 23 dernières années y est pour quelque chose dans ce qui se passe actuellement en Ukraine. Les États-Unis ont insisté pour élargir l’OTAN en absorbant les anciens membres du Pacte de Varsovie, ce qui a humilié la Russie. L’essor de Poutine est en partie une réaction contre cette humiliation. La Russie est en train de se réaffirmer comme en tant que grande puissance, se forgeant des sphères d’influence comme au 19e siècle. L’Ukraine, le Kazakhstan et la Syrie se trouvent dans ces sphères d’influence.
Voici quelques parallèles avec les bouleversements qu’ont connus les pays arabes en 2011, avec des suggestions pour éviter un nouvel échec dans la transition vers la démocratie.
Que l’armée ukrainienne se soit déclaré neutre est un point positif. En Libye et en Syrie, l’intervention militaire a transformé des manifestations pacifiques en guerre civile. En revanche, en Tunisie l’armée avait proclamé sa neutralité, ce qui a contribué à une transition pacifique dans ce pays.
Les divisions géographiques telles que celles de l’Ukraine peuvent représenter un danger mortel pour le progrès politique. En Libye, la grogne des habitants de la Cyrénaïque a affecté la production de pétrole. De même, au Yémen la violence postrévolutionnaire vient en partie des habitants du sud, qui rejettent la domination du Nord. Malgré la victoire qu’ils ont remportée samedi dernier, les forces politiques issues de l’ouest de l’Ukraine serait mieux avisées de chercher un compromis avec l’est du pays plutôt que de tenter de lui dicter leur loi.
L’économie est la clé. Les gens veulent du travail, et ils veulent des taux de change stable pour les importations. […] L’Union européenne et les États-Unis doivent intervenir pour fournir une aide sérieuse, sinon les défaillances de l’économie ukrainienne pourraient provoquer de nouvelles turbulences. Alors que la Tunisie a renoué avec une croissance modeste en 2012 et 2013, en Égypte la chute du livre a lésé les citoyens dépendants de biens importés (y compris les produits alimentaires). La Tunisie a connu une transition réussie vers de nouvelles élections. En Égypte, un vaste mouvement populaire a contesté le président élu et l’armée a fini par le renverser. L’écart entre les performances économiques des deux pays explique en partie la différence entre leurs trajectoires politiques.
Le compromis politique est nécessaire. Des alliés du président déchu Ianoukovitch souhaiteront peut être se présenter aux élections en mai. Il convient de le leur permettre. [ … ] L’élite tunisienne, non sans difficulté, a su trouver des compromis, et les respecte.
Les extrémistes sont susceptibles de jouer les trouble-fête. En Libye, Ansar Al-Charia et d’autres groupes extrémistes rendent difficile une transition en douceur vers un nouveau modèle politique (à la manière par exemple, du Brésil, qui a tourné le dos à la dictature pendant les deux dernières décennies). En Tunisie aussi, Ansar Al-Charia, en assassinant deux hommes politiques de gauche, a sérieusement perturbé la vie politique en 2013.
Mais c’est peut être Robert Fisk qui dessine le parallèle le plus probant – et le plus inquiétant – dans le quotidien britannique The Independent :
Sans doute personne au Moyen-Orient n’étudie la tragédie violente de l’Ukraine avec autant de fascination – ni de préoccupation – que le président syrien Bachar al-Assad.
[ … ] Il doit méditer en ce moment les similitudes remarquables entre le gouvernement assiégé de Viktor Ianoukovitch et le sien [ … ]. Les parallèles ne sont en aucun cas précis, […] mais ils seront suffisamment proches pour convaincre le président syrien [ … ] qu’il à intérêt à observer de près le degré de soutien que Poutine accordera à son allié à Kiev.
Sans le soutien de la Russie et de l’Iran, Assad n’aurait guère pu survivre aux trois dernières années de guerre civile. Pas plus que Ianoukovitch aurait pu résister aussi longtemps, sans l’amitié « fraternelle » de Moscou, aux assauts des forces d’opposition et au flirt de l’UE avec son pays. [ … ] Si l’Ukraine représente pour la Russie son rempart oriental contre l’Europe, la Syrie fait partie de son flanc sud.
Il existe d’autres comparaisons, encore plus intrigantes. A ses débuts, l’opposition syrienne initiale à Assad – à l’instar des révolutions en Tunisie et en Égypte – a été pacifique (bien que des hommes armés aient fait apparition assez tôt). Puis des militaires déserteurs ont formé une opposition armée qui a été rapidement pris en charge par des radicaux, plus attachés à l’idée de remplacer Assad par un califat qu’à la « Syrie libre » que réclamait l’opposition au départ. De même à Kiev : les adversaires de M. Ianoukovitch se sont retrouvés, après plusieurs semaines, associés à de petits groupes d’extrême droite, voire néo-nazis, qui avaient – aux yeux de leurs ennemis – plus en commun avec les fascistes ukrainiens qui ont soutenu les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale qu’avec la résistance soviétique à l’occupation nazie.
Tout comme l’Occident et ses médias ont idolâtré les premiers adversaires d’Assad comme des combattants de la liberté, l’opposition ukrainienne a été présentée comme anti-régime plutôt qu’anticonstitutionnelle par les mêmes puissances et leurs journaux.
[ … ]
Mais la vraie question pour la Syrie, c’est de savoir si Poutine sera encore en mesure de soutenir M. Ianoukovitch si la pression des États-Unis et l’Union européenne continue à grossir. La survie de M. Ianoukovitch vaut-elle une nouvelle guerre froide ? Si oui, Assad peut dormir tranquille : les Russes n’abandonneront pas la Syrie, car ce serait montrer avec quelle facilité ils pourraient tourner le dos à l’Ukraine « russe ».
[ … ] Laisser tomber Damas ferait un tort incalculable à la position de Moscou dans le « nouveau » Moyen-Orient. Les Syriens sont conscients que la Russie est assez grande pour combattre sur deux fronts. Ainsi Poutine continuera sans doute à se battre pour ses alliés – avant que la situation en Ukraine ne devienne aussi sanglante qu’en Syrie – dans l’espoir qu’ Obama se contentera de jouer le même rôle de moralisateur impuissant à Kiev qu’il a déjà joué à Damas.
P.C.