Dix ans après la Révolution : Quel contrat social pour sortir de la crise ?

Le dixième anniversaire de la Révolution est passé dans un contexte marqué par le désenchantement, la peur et l’inquiétude quant à notre capacité à réussir notre transition démocratique. La pandémie de la Covid-19 que vous vivons avec une grande angoisse a rendu la situation plus complexe et a renforcé l’ampleur du désenchantement ambiant dans notre pays.
Parallèlement aux crises politiques et aux difficultés de la transition démocratique, les crises économiques et sociales constituent un aspect important des blocages que nous traversons et qui empêchent l’ouverture de nouvelles perspectives à notre expérience historique.

Les trajectoires économiques et sociales postrévolutionnaires
La Tunisie traverse aujourd’hui l’une des crises les plus profondes de son histoire. Cette crise est le résultat de la convergence de quatre grandes trajectoires.
La première trajectoire est d’ordre structurel et concerne le modèle de développement. Ce modèle peut être défini comme l’ensemble des grands choix stratégiques économiques ainsi que les institutions, les lois et les secteurs qui seront au centre des dynamiques économiques au cours d’une période déterminée.
Notre pays s’est engagé dans un nouveau modèle de développement depuis le début des années 1970, marqué par trois grands équilibres. Le premier équilibre est celui entre le secteur public et le secteur privé et ce nouveau modèle a préparé la sortie de la domination de l’Etat sur l’économie et a ouvert la voie à une plus grande participation des entreprises privées dans la dynamique de développement. Le second équilibre concerne le rapport entre le marché interne et le marché externe et le nouveau modèle de développement a cherché à faire des exportations une des locomotives des dynamiques de croissance. Le troisième équilibre concerne les secteurs économiques. Même si le nouveau modèle de développement a fait du secteur industriel une composante essentielle de la nouvelle dynamique, il n’a pas pour autant marginalisé les autres secteurs, notamment l’agriculture et le tourisme.
Si ce modèle de développement a joué un rôle important dans les dynamiques de croissance durant de longues années, il s’est essoufflé à partir de la fin des années 1990 pour entrer dans une crise profonde à partir du tournant du siècle. Plusieurs indicateurs sont significatifs de cette crise dont :
* Un recul important de l’investissement général qui se renforcera au cours de la seconde moitié des années 2000.
* Le recul de l’investissement ne s’arrêtera pas au niveau global mais touchera certains secteurs qui ont constitué le cœur de ce modèle de développement.
* L’essoufflement des dynamiques de croissance dans ces secteurs, notamment le secteur des textiles et des industries mécaniques et électriques.
* Le recul de l’investissement direct étranger à partir de 2008 et qui va se diriger vers le secteur des matières premières à la place des industries manufacturières comme c’était le cas par le passé.
* Nous avons également connu un recul dans la productivité des secteurs qui sont à la base du modèle de développement dont les secteurs du textile, des industries mécaniques et de l’agro-alimentaire.
* Il faut également mentionner la baisse de la compétitivité de ces secteurs et de l’ensemble de l’économie nationale.
L’ensemble de ces éléments sont significatifs de l’essoufflement du modèle de développement depuis plusieurs années, sans pour autant que les différents gouvernements soient en mesure de mettre en place les réformes et les ruptures nécessaires pour la construction d’un nouveau modèle de développement. Cette crise a contribué au renforcement des différentes trajectoires qui sont à l’origine de la détérioration de la situation économique actuelle.
La seconde trajectoire concerne les dynamiques de croissance et les grands équilibres macroéconomiques de notre pays depuis la Révolution.
La croissance a commencé à baisser depuis la seconde moitié des années 2000. Mais, nous continuerons à respecter les grands équilibres macroéconomiques au cours de cette période. Cependant, la Révolution va ouvrir une ère nouvelle marquée par une profonde détérioration de nos grands équilibres, ce qui pourra mettre en danger la capacité de l’Etat à respecter ces engagements.
Parmi les principales manifestations de cette crise qui touche les grands équilibres macroéconomiques on peut évoquer :
* Un important recul de la croissance au lendemain de la Révolution sans que les politiques publiques soient en mesure de relancer la dynamique économique.
* La rupture des grands équilibres macroéconomiques et particulièrement ceux des finances publiques et de la balance des paiements.
* D’importantes poussées inflationnistes qui ont commencé à toucher le pouvoir d’achat.
* Une montée rapide de l’endettement qui risque de se transformer en une crise ouverte de la dette.
Ces développements ont commencé à constituer une grande menace pour les grands équilibres macroéconomiques et sont venus renforcer l’ampleur de la crise du modèle de développement et son essoufflement depuis le tournant du siècle.
La troisième trajectoire est relative à la grande marginalisation sociale et régionale que notre pays a commencé à connaître depuis le milieu des années 1990.
On peut également mentionner des indicateurs importants de cette trajectoire dont :
* Une augmentation rapide du chômage depuis le milieu des années 1990 que les politiques actives en matière d’emploi n’ont pas réussi à arrêter.
* Une montée rapide du chômage des diplômés que le modèle de développement en crise n’a pas réussi à intégrer. Les coordinations de ces diplômés chômeurs vont jouer un rôle important dans la montée de la contestation sociale qui va conduire à la Révolution.
* Le recul des secteurs sociaux et leur crise profonde, notamment ceux de la santé et de l’éducation, qui ont été au cours de l’histoire récente de l’Etat moderne au centre de sa légitimation.
* L’accélération des inégalités régionales et de la grande marginalisation des régions intérieures qui seront à l’origine des premières révoltes comme celle du bassin minier qui vont conduire à la Révolution.
* La grande crise financière des caisses sociales qui ont joué un rôle important dans la construction du lien social moderne et dans la sortie des formes traditionnelles de solidarité.
L’ensemble de ces indicateurs sociaux ont connu une plus grande détérioration au lendemain de la Révolution et sont venus ainsi peser lourdement sur la grande crise économique et sociale.
La quatrième trajectoire concerne le coût économique et social de la pandémie.
A ce niveau, il faut mentionner que le coût économique et social de la pandémie sera lourd et notre pays va connaître la récession la plus forte de son histoire. Par ailleurs, cette pandémie va peser encore plus sur les grands équilibres financiers de notre pays et qui risque de mettre à mal la capacité de notre pays à honorer ses engagements.
La convergence de ces quatre trajectoires économiques et sociales est à l’origine de cette crise sans précédent que la Tunisie est en train de traverser.

Aux origines de ces crises
Les raisons profondes de cette convergence des crises résident dans quatre éléments essentiels. Le premier élément concerne la crise politique et les grands clivages politiques qui rendent difficile la construction d’un consensus large et d’une grande vision économique et sociale. Cette crise politique dépasse de mon point de vue les luttes et les conflits ouverts entre les partis politiques et s’explique par l’absence d’une vision commune entre les Tunisiens. Si la modernité et les politiques publiques de modernisation ont constitué tout au long de notre histoire le lien et la vision commune de tous les Tunisiens, notre époque est caractérisée par l’absence de ce socle commun et la grande hésitation entre une pluralité de projets et de visions.
Le second défi concerne le recul des institutions de l’Etat et leur incapacité à effectuer de la prospective et la lecture des défis de l’avenir. Ces institutions ont perdu leur capacité à construire des stratégies et des politiques afin d’ouvrir de nouvelles perspectives pour notre expérience collective.
Le troisième élément est lié à cette coupure importante entre les milieux de la recherche et de la réflexion, et la formulation des politiques publiques. Les institutions de la recherche ont été largement marginalisées et leur rôle dans la définition des grands choix de développement n’a pas été renforcé.
Le quatrième élément est lié à l’interventionnisme des grandes institutions internationales, particulièrement au FMI, dans la définition des grands choix et des grandes priorités économiques de notre pays.
L’ensemble de ces éléments ont joué un rôle important dans nos crises actuelles et dans cette incapacité à définir de nouveaux choix et de nouvelles politiques pour construire une nouvelle expérience collective.

 Reconstruire le lien social pour sortir de ces crises
Nous avons indiqué à plusieurs reprises que la sortie de ces crises et l’ouverture de nouvelles perspectives à notre expérience collective passent par la reconstruction du contrat social en crise. Cette reconstruction exige la mise en place d’une stratégie à deux niveaux.
Le premier niveau de cette stratégie est de court terme et passe par le rétablissement des grands équilibres et la relance de la croissance et de l’investissement.
Le second niveau de cette stratégie va se déployer sur le moyen et le long termes et concerne les grandes transitions et les grandes réformes à mettre en place pour construire un nouveau modèle de développement.
Nous traversons depuis le déclenchement de la Révolution des défis importants et des crises profondes qui sont au cœur du désenchantement actuel. Parallèlement aux crises politiques, la détérioration de la situation économique et sociale constitue une composante essentielle de cette crise et exige la définition d’un nouveau projet commun.

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