Par Ouanès Khligène
(Musicien, enseignant à l’ISM de Tunis)
Supprimez la hiérarchie, faussez
Seulement cette corde, et écoutez
Quelle dissonance !
Shakespeare
« Troïlus et Cressida »
Khaldoun Ben Saleh jouant à la guitare basse en 2016.
Assistant à l’institut supérieur de musique de Sfax, Khaldoun Ben Saleh nous a quitté depuis quelques jours, pour l’autre face cachée de la vie.
Musicien émérite et talentueux, Khaldoun était joueur de oûd, de guitare basse et du saz (instrument à cordes pincées de la musique populaire turque, doté de trois cordes doubles en métal, appelés baglama).
J’ai connu Khaldoun Ben Saleh, en octobre 1997. Il était un musicien parmi les étudiants de « l’orchestre de l’institut supérieur de musique de Tunis » dont j’étais chargé de la formation et de la direction.
Sans trop tarder, j’ai déniché son talent et sa virtuosité, en tant qu’interprète et improvisateur. Il était un musicien sans âge, toujours souriant, bienveillant et surtout de bonne éducation. De telles qualités m’ont incité à l’appeler « Mon potache ».
Il a assuré avec brio et une grande sensibilité, l’interprétation et l’improvisation (taqsim) de la partie oûd pour l’enregistrement de ma musique descriptive des deux pièces de théâtre d’Ezzedine Ganoun (Les feuilles mortes et Nouassi).
Khaldoun possède de la cavata (c’est la qualité et la quantité de son qu’un musicien peut tirer de son instrument. Elle est l’une des caractéristiques les plus importantes de la personnalité d’un musicien). On peut le reconnaître parmi maintes oûdistes, par son jeu du plectre, l’émission du son et surtout la construction et l’univers personnel de sa phrase musicale.
Khaldoun Ben Saleh aime être avec ses amis autour d’une bonne table garnie de mets appétissants, accompagnés d’un verre de bon jus de la treille. Il n’était pas volubile, il écoutait. Il ne porte aucun jugement, ni esthétique, ni technique sur les œuvres des musiciens, entre autres ses amis. Pour lui, la musique c’est la musique. Elle est ni majestueuse ni affreuse. Ce qui m’a rappelé le conte Micromégas de Voltaire (paru en 1752), lorsque le voyageur s’est exclamé en disant que : « La nature est comme la nature, pourquoi lui chercher des jugements et des comparaisons ? ».
Par un après midi glacial du mois de mars nous étions attablés bien au chaud dans un coin du local de « La maison du journaliste ». C’était pour la première fois que Khaldoun me fait deux confidences. La première : c’est qu’il se sentait mal en écoutant les œuvres des frères Rahabani (Assi et Mansour), à cause de leur négligence involontaire pour la partie basse. Khaldoun Ben Saleh est un grand bassiste, il avait bien raison et j’en suis de son avis. Vu que la plus part du temps, les frères Rahabani ont délaissé dans leurs œuvres, une écriture solide pour cette partie, au détriment de la belle mélodie pour la voix de Fairouz , le tissage du piano, l’élégie du bandonéon et le timbre plaintif de quelques instruments à vent. Au cours de notre discussion, je lui ai dit que : heureusement que je t’ai écouté maintes fois jouer une émouvante partie de basse dans quelques pièces de musiciens tunisiens. Cette phrase était le déclenchement de sa deuxième confidence. Il m’a dit que : c’est lui qui invente sa basse à base d’une grille d’accords (gribouillis de notation musicale rudimentaire pour l’accompagnement) qu’on lui transcrit sur la partition. Khaldoun est un vrai musicien. Il vit la musique. Il n’appartient pas à ceux qui ne possèdent que le titre.
Après quelques jours de notre rencontre et dans le même lieu, je lui ai montré la partition d’une de mes nouvelles compositions. C’est une œuvre où la basse joue un ostinato (modèle unique et répétitif) durant toute la pièce. En consultant la partition, il a inscrit en dessus de la partie basse, dans des endroits bien précis, le terme Tacet (en latin : on se tait).C’était bien vrai. Car ces moments de silence sont magiques. Vu qu’en faisant taire pour quelques mesures une basse en ostinato dans des lieux bien précis de la pièce, la basse continue à jouer dans l’imagination de l’auditeur. C’est comme on ferme subitement les yeux, après avoir contemplé pendant longtemps un paysage. On le voit plus, mais le cerveau continue à le visionner à travers l’œil de l’esprit. Juste après cette suggestion originale de Khaldoun Ben Saleh, j’ai senti que je suis le potache de mon potache.
Khaldoun aime énormément jouer de la basse. Il aime le rythme. Il est devenu rythme. Ce qui me laisse penser à la citation de F.Nietzsche dans son écrit le « Cas Wagner ». Voulant jalouser Wagner au point de vue rythmique, il l’a comparé avec le compositeur Georges Bizet, tout en citant cette phrase : « chaque fois que j’ai entendu Carmen, je me suis senti meilleur philosophe qu’il ne me semble d’habitude ». Plus loin et dans le même contexte, il a encore cité : « Le philosophe devait apprendre à danser dans les chaînes ».
Je déclare avec Shakespeare (dans le même contexte de sa citation mentionnée ci-dessus) que si on supprime la partie basse des œuvres de musique contemporaine, moderne, romantique, classique, baroque et médiévale, on succombera dans la transfiguration et la déformation monstrueuse de ces œuvres. Elles seront à peine reconnaissables. D’ailleurs on peut remarquer ce coté magique de la basse, c’est que, dès qu’on l’introduit avec un petit ensemble (un trio, un quatuor même un duo) ça sonne tout de suite l’orchestre.
Mon coup de l’étrier avec Khaldoun a eu lieu deux semaines avant son départ, à « l’espace Bouabana » qui a été fondé par mon ami Hechmi Ghachem . Nous étions attablés en compagnie de presqu’ une quinzaine de jeunes musiciens, tels que : Samih el Mahjoubi, Chedy el Garfi, Hichem Lâamari, Tarek mâatoug, Amine el Quâbi… et bien sûr le maitre Ridha Chmék et le vétéran Kamel Combat. Juste avant de déguerpir, j’ai fondu en larmes, ému par cette jeunesse qui regorge d’énergie, de songes et d’espoir. Mais que la plus part d’entre eux, laissent traîner un regard en faction devant un avenir indéterminé. Après un moment de silence. Khaldoun s’est exclamé en me disant une sentence en idiome tunisien presque intraduisible dont voici à peu près le sens : Lorsqu’on pleure, les larmes nous empêchent de voir les fleurs.
In extremis ; je te laisse bien dormir mon potache, tout en me joignant à cette maxime attribuée à Pythagore « Nihil admirari ». Dans cette vie « on ne s’étonne de rien ».
Khaldoun Ben Saleh au milieu (vêtu en noir) jouant du saz avec l’orchestre de l’ISM de Tunis en 1999
Paix à ton âme Khaldoun, tu manques à tous ceux qui t’ont connu
et aimé