Par Hajer Ajroudi
Aujourd’hui, nous vivons la première campagne électorale libre et plurielle de l’histoire de la Tunisie. Plusieurs candidats se font face, mais certains d’entre eux font la différence à cause de leur potentiel, de leur discours ou encore de leur parcours. Pour la première fois, il est permis aux Tunisiens d’écouter plusieurs candidats s’exprimer et d’assister à leurs meetings et apparitions télévisées. Certains discours sont francs, d’autres virulents, ou encore manipulateurs, jouant avec la peur et nourrissant la marginalisation et la frustration. Du diviseur au rassembleur, trois candidats ont des discours différents, mais qui sont riches en termes de communication politique, à savoir ceux de Moncef Marzouki, Slim Riahi et Béji Caïd Essebsi. Rappel des faits avant de donner la parole à des spécialistes.
Moncef Marzouki, du Livre noir au « tâghout »
En 2011, Moncef Marzouki s’est présenté comme «l’homme du peuple», militant et victime de l’ancien régime. Le discours de victimisation, d’un militant docteur en médecine en plus ayant souffert et s’étant exilé à cause d’un dictateur dont le niveau scolaire lui était inférieur a joué en faveur de Marzouki. Son côté «spontané», sans artifice ni luxe dans l’habit et le comportement contrastait avec l’élégance et le snobisme de l’ex-couple présidentiel Zine El Abidine Ben Ali et Leila Trabelsi. Très vite tous ses éléments ont attiré la sympathie des électeurs pour le CPR, qui a alors été classé deuxième lors des législatives. Mais le président provisoire, fondateur du CPR, Moncef Marzouki, n’avait obtenu que 7.000 voix sur sa circonscription (Nabeul), finissant deuxième après le candidat d’Ennahdha. Son élection comme président n’a pas eu lieu au suffrage universel, mais selon un arrangement décidé par la Troïka. Cette nomination, témoin de la fragilité de sa situation, en comparaison avec le potentiel électoral de Béji Caïd Essebsi et avec la menace de la montée en puissance de candidats comme Slim Riahi, poussent aujourd’hui Moncef Marzouki à adapter son discours. Or ce genre de discours reflète en se développant une paranoïa qu’il instruit également chez les électeurs et qui le pousse à être agressif à l’encontre de ses adversaires, voire haineux et à s’enraciner dans la peur du passé et le rejet de tout ce qui constitue une menace pour lui, à savoir les électeurs dont les voix iront ailleurs, les médias qui le critiquent et ses adversaires politiques. Moncef Marzouki transmet alors cette peur chez les électeurs et joue sur tous les éléments possibles de division ; ancien régime contre révolutionnaires, peuple contre la bourgeoisie, zones rurales et marginalisées contre les villes côtières… Il cible les premiers au détriment des seconds et joue sur leur sentiment de frustration.
C’est la publication du Livre noir qui a mis en évidence le côté controversé de Moncef Marzouki, démontrant qu’il était capable de commettre un abus en puisant dans les archives et en outrepassant le pouvoir judiciaire, seul pouvoir apte à trancher dans ces affaires.
Ainsi, le discours de Marzouki a toujours été constant dans le contenu, mais augmentant d’intensité durant cette campagne. La rage de passer au second tour et la peur de perdre devant d’autres candidats, dont Béji Caïd Essebsi, qui surtout représente un passé qu’il avait cru remplacer, le pousse à élaborer un discours destructeur envers ses concurrents plutôt qu’un discours comportant des programmes constructifs pour la Tunisie.
Quelque temps avant la campagne présidentielle, il a clairement exprimé sa haine envers les médias qui, pour lui, étaient tous des traîtres malveillants et des agents du RCD dissous. Aujourd’hui, l’utilisation de mot taghout est un comble. Sur le plan pratique, il s’entoure d’adhérents aux LPR (Ligue de protection de la Révolution) connus pour leur agressivité, notamment l’attaque du local de l’UGTT, la Centrale syndicale. Il puise dans le potentiel extrémiste en s’affichant avec des « cheikhs » tels que Béchir Ben Hassen. Il ne rechigne pas non plus à instrumentaliser la question palestinienne. Moncef Marzouki brasse large ? comme le souligne l’universitaire, spécialiste en communication politique, Sadok Hammami.
Slim Riahi, l’argent et la gloire
Slim Riahi, a la cote essentiellement chez les jeunes des zones populaires et marginalisées et chez les femmes, dont 70% d’entre elles ont voté pour son parti, l’UPL, lors des législatives. Il se présente surtout comme le jeune ayant réussi en partant de rien. Plusieurs éléments de son discours renvoient des messages d’identification pour une large tranche des électeurs. Il veut se présenter comme celui qui a créé de rien une fortune et cela donne espoir aux jeunes qui voient en lui un modèle et il leur fait croire aussi qu’il est apte à les comprendre et à leur offrir des emplois et des chances pour qu’ils réussissent. Il a le profil typique dans sa gestuelle et ses expressions d’un décideur qui dirige tout d’une main de fer, mais qui reste proche des précaires et démunis. Slim Riahi n’axe pas sa communication seulement sur les discours électoraux, mais met en évidence son côté homme d’affaires qui réussit à gérer ses entreprises, ce qui renvoie l’image d’une personne apte à réussir à «gérer l’État». Son côté pragmatique et ses connaissances supposées en économie rassurent ceux qui ont en assez des deux pôles, conservateurs contre modernistes, car pour cette tranche d’électeurs, essentiellement dans les zones précaires, leurs besoins sont l’emploi et le développement. Il a mis la main dans un premier temps sur une équipe sportive, le Club africain, l’un des plus vieux club de la capitale et disposant de milliers de supporters, s’attirant ainsi la sympathie de ces supporters et surtout leur montrant sur un plan pratique son côté manager.
Béji Caïd Essebsi, du bon usage de Bourguiba
Un vocabulaire puisant dans le registre à la fois tunisois et populaire, une allure bourguibiste et un discours nationaliste, Béji Caïd Essebsi use aussi de l’humour. Président du Parlement à l’ère Ben Ali, de 89 à 91, il omet cette période pour se référer directement au passé bourguibiste. Comme Bourguiba il est le père de la nation, rassembleur et menant la Tunisie vers la rive du salut. Son discours rassure les femmes sur leurs acquis et leur liberté, promet souveraine, il s’adresse aux jeunes en leur promettant une Tunisie moderne et épanouissante. Béji Caïd Essebsi, en véritable show-man joue énormément sur le visuel. Il utilise des lunettes semblables à celles de Bourguiba, visite son mausolée, imite ses expressions et même les mots qu’il utilisait.
Lors des législatives, le discours nidaaiste a beaucoup joué sur la peur, c’était ou Nidaa ou le retour d’Ennahdha, il n’y avait pas de troisième alternative et aujourd’hui il y a toujours une superposition et un parallélisme, c’est soit Béji Caïd Essebsi, avec sa notion de Haybet dawla, le prestige de l’État, soit Moncef Marzouki, qui par certaines décisions et expressions est accusé d’avoir nui au prestige de l’État. La bipolarisation est évidente dans le discours de Béji Caïd Essebsi qui dispose d’un style capable de tourner ses adversaires en dérision. Le rire, l’émotion, le sentiment de patriotisme sont toujours assurés, suscités par les discours de Béji Caïd Essebsi lors de ses meetings.