Lorsque j’ai voulu écrire cette contribution sur l’hésitation et l’ambiguïté qui caractérisent le monde arabe dans ce moment historique entre les deux options de la sortie de l’autoritarisme et l’économie rentière d’un côté et le monde de la démocratie et de la diversification, m’est revenue à l’esprit la pièce de théâtre « Goha et l’orient en désarroi » écrite et mise en scène par l’homme de théâtre Mohamed Raja Farhat qui a exprimé ces incertitudes il y a plus de quatre décennies.
Avant d’évoquer notre sujet, nous nous arrêterons sur le parcours exceptionnel d’une génération qui a largement contribué à l’édification du projet artistique et culturel tunisien. C’est au milieu des années soixante que cette aventure va commencer lorsque l’Etat a accordé des bourses d’études à l’étranger pour un grand nombre de jeunes dans les différents domaines dont le théâtre, le cinéma, les arts plastiques et bien d’autres domaines. Cette décision exprime la conviction profonde de l’Etat national que la construction de notre expérience politique et du lien commun ne se limite pas à la modernisation politique et économique mais exige la construction d’un projet culturel et artistique qui fonde la spécificité tunisienne et la citoyenneté et la rupture avec la société traditionnelle et patriarcale. L’Etat a alors choisi des jeunes qui ont montré de l’intérêt aux questions culturelles dans le cadre des activités et des animations dans les lycées secondaires et leur a octroyé des bourses d’études dans les grands centres artistiques dans les capitales européennes.
Dans le domaine du théâtre, le choix s’est porté sur un groupe de jeunes acteurs qui vont porter quelques années plus tard la modernité des expressions théâtrales et seront à l’origine d’une grande révolution dans ce domaine : Raja Farhat, Fadhel Jaibi, Fadhel Jaziri, Raouf Ben Amor et bien d’autres.
Raja Farhat a choisi de passer quatre ans, entre 1968 et 1972, en stages et en formations dans les grands théâtres en pleine effervescence à l’époque entre Rome, Milan et Grenoble où il s’est familiarisé avec les nouvelles expressions et écritures théâtrales. A son retour en 1972, il a intégré les théâtres régionaux que l’Etat venait de créer et réalisera sa première pièce avec la troupe du Kef sur le fameux texte « la révolution des Zenj » de Ezzeddine Madani avec Moncef Souissi.
Mais rapidement, Raja Farhat sera nommé à la tête du théâtre régional de Gafsa qu’il baptisera « Théâtre du Sud » et sera rejoint par ses amis Fadhel Jaibi, Fadhel Jaziri et Raouf Ben Amor pur monter la pièce « Goha et l’Orien en désarroi » dont la musique sera composée par Ahmed Achour. Ainsi, l’orchestre symphonique de Tunis les accompagnera pour la première représentation.
La première représentation de cette pièce se fera au théâtre municipal de la ville de Tunis et sera enregistrée par la Télévision nationale. Mais, la censure naissante en décidera autrement et mettra fin aux rêves de nos jeunes créateurs en interdisant la pièce, car trop critique à son goût par rapport aux régimes arabes. Mais, c’était méconnaître la détermination de ces artistes en herbe. Raja Farhat a décidé de se plaindre au regretté Chedly Klibi qui a demandé à la voir et a décidé de la projeter le soir même à la télé nationale. Cette pièce a connu un grand succès en Tunisie comme à l’étranger où elle a été représentée au Liban, au Canada et au Maroc.
L’intérêt de la pièce « Goha et l’Orient en désarroi » est lié au regard critique qu’elle a jeté sur le contexte politique arabe et cette hésitation entre l’entrée dans un ordre politique moderne en ouvrant la participation aux citoyens représentés par Goha dans cette œuvre, et la poursuite de l’autoritarisme et du despotisme oriental représenté par Osman Pacha.
Ce désarroi sur les trajectoires historiques du monde arabe a atteint aujourd’hui son paroxysme. La crise de l’Etat national au début du siècle, sa dérive autoritaire et le développement de la corruption et du népotisme ont ouvert la voie au changement social dans un grand nombre de pays. Les révolutions du printemps arabe ont représenté la plus grande expression de cette volonté de changement. Les réformes politiques et économiques ont commencé dans un grand nombre de pays, faisant naître l’espoir de l’émergence d’un nouveau projet politique basé sur les principes de la liberté, de la démocratie, du développement durable et de l’inclusion sociale.
Mais, ces espoirs et ces attentes ont commencé à s’essouffler au cours des dernières années pour ouvrir la voie aux démons du passé et aux drames et l’espace public arabe de retrouver la violence et la marginalisation qui ont constitué des constantes de l’histoire arabe.
Nous pouvons examiner ce désarroi et cette peur de l’avenir dans le monde arabe dans cinq domaines essentiels.
(A suivre)