Par Khalil Zammiti
Farouche dénonciateur de l’occupation française et militant communiste, Georges Adda réfutait la solution dite des deux États. L’an 1953, donc après l’assassinat de Farhat Hached, la police le saisit, chez lui, de nuit avec sa barbe hirsute et une chemise bien salie. Son activisme politique l’emportait sur le souci du look et des habits. Conduit, sans façon, à la prison, il y retrouve Habib Achour et Ahmed Tlili. Celui-ci me confia ces détails à Paris, dans un restaurant nommé Aron où il m’avait invité. Pour George Adda, l’indigné par l’invasion de la Palestine, les israéliens, étrangers aux territoires occupés, doivent retourner aux pays d’Europe, d’Asie et d’Afrique d’où ils provenaient. Ce fut, au début, la position de Maxime Rodinson. Mais des années plus tard, lors d’une réunion tenue par l’AISLF, je l’entends modifier sa conviction. Une fois son intervention achevée je lui dis : « Mais tu as changé ! ». Il me répond : «Hé oui, je t’en parlerai au repas ».
Selon ce fin connaisseur de la région et de ses langues anciennes, voici la raison de sa reconsidération. À la longue, il ne s’agissait plus d’une offensive encore susceptible de rétrogradation. Il n’est plus question de biffer, maintenant, une société bel et bien consolidée. Les frontières eurent à voir avec la guerre et aucun espace réservé à un État privilégié ne tomba du ciel étoilé.
Sous les jupons de l’occupation maquillée par l’idéologie religieuse de la terre promise au peuple élu, l’analyse débusque l’efficacité symbolique de la sottise. Toutefois, du rapport des forces locales et internationales proviendra la recommandation de Bourguiba traité, alors, de renégat pour avoir défendu la paix fondée sur deux États. Plus tard, à Bagdad où je suivais un stage, j’entendais les commentateurs de passage au palais, superbe de Kasr el Adham traiter « le combattant suprême » d’« ennemi premier des Arabes ».
Infantilisme
Au terme de ces fluctuations afférentes aux prises de positions, quelle signification admet la ruée montée à l’assaut de la sitôt embarquée dans le nouveau bateau ? Vues les précisions fournies à profusion et validées par leur confirmation, il s’agirait d’une cabale édifiée sur une thèse erronée. Certes, face aux horreurs sanguinaires du colonialisme déchaîné, aucune surenchère, aucun extrémisme, ne seraient assez outranciers. Mais transposé ici et aujourd’hui, qu’aurait dit Lénine à propos d’objections proférées par des élus peu avisés, sous-qualifiés ou mal intentionnés ? Selon le fondateur de l’Internationale communiste le « gauchisme » exhibe « la maladie infantile du communisme ». Et toujours d’après ce révolutionnaire patenté, l’épreuve du réel finira par mâter les faiblesses liées au péché de jeunesse. Les invectives déversées à l’Assemblée sur l’accusée de visite rendue à l’ennemi juré, donnent à voir la version nouvelle d’un extrémisme parvenu au stade suprême de l’infantilisme où convolent, en justes noces, le machisme et le sadisme. Comment participer à la mission internationale organisée au profit des Palestiniens de l’intérieur sans affronter le calvaire infligé durant des heures par les douaniers de l’État-colon, ces chiens de garde à la férocité sans nom ? Loin d’émarger au registre de la collaboration, Amel Karboul assume une tâche nimbée de panache. À l’instant même où ces députés réclament la damnation leur perception serait, elle-même, à fustiger.
Contester la contestation
Maintes illustrations apportent leur contribution à pareille exigence de remettre en question ce lieu nauséabond d’où émane l’appel à la contestation. Au complexe universitaire de la Manouba, une assemblée organisée en hommage à Paul Sebag fut agressée au nom de l’opposition à la normalisation. Ce matin, le chef du barrage policier me convie à rebrousser chemin. Mais qui est donc Paul Sebag pour être ainsi haï ? Au Lycée Carnot il nous lisait, en catimini, les articles anticoloniaux ramenés de Paris sous le manteau. À la fin de la classe devenue espace politique par la grâce de l’audace, Paul Sebag nous priait de garder le secret. Ce juste assura la formation de la jeunesse communiste. Mais venus rouspéter à la Manouba, ces gamins surexcités ne savent rien. Ejjahl msiba (l’ignorance est une calamité).
Paul Sebag demeura deux semaines absent et nous en fûmes stupéfaits tant ce professeur scrupuleux ne faillit jamais, eu égard au devoir d’enseigner. Après la période où la classe demeura déserte, il revint avec une grosse bosse et un bandage sur la tête. Il harangua la foule encouragée à chasser le colon français. Malmené par les policiers, il reçut un coup de matraque sur sa tête si bien faite. De nos jours, Amel Karboul n’est pas allée pour, mais contre Israël. Dans ces conditions, désapprouver hier Paul Sebag et aujourd’hui Amel Karboul, c’est approuver l’occupation.
Toujours dans l’orientation de cette inversion, la photographie de Serge Adda auprès de Yasser Arafat rabattait le caquet de piètres écervelés. Cette permutation des positions inspire une suggestion.
L’atelier de la pensée
Au lieu d’acculer Amel Karboul à démissionner, les détracteurs auraient bien fait de prendre place face à une glace. « La youghaïrou allahou ma biqawmin hatta youghaïrou ma bi infousihim » (Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas ce qu’ils ont en eux-mêmes).
Ce moment où il s’agit de contester les contestataires invite « l’indignez-vous !» à céder la place au « transformez-vous». Ainsi, aujourd’hui, le retour d’expérience paraît désarçonner les tenants de la réislamisation par la systématisation de l’inquisition. Le takfir n’a pu réussir à figurer parmi les articles de la Constitution. Ce reflux du projet takfiriste chagrine les ouailles dévouées à la férule salafiste.
Au confluent d’incidences endogènes et d’influences exogènes émerge la bifurcation observable à l’État naissant. De coutume les censés-savoir associent la transformation à l’histoire. Mais la voilà, sous nos yeux, ici et maintenant. Cette remarque pointe vers une problématique anthropologique. Par sa permanence, la dynamique exclut la notion de statique. À aucun moment, il ne se passe rien. La transformation continue n’a cure du passé, du présent et du futur car le temps « catégorie de l’entendement » n’existe pas hors de sa fabrication dans l’atelier de la pensée.
Kh.Z.