Le non-événement du dimanche 24 décembre, en l’occurrence les élections locales, organisées à la date prévue en vue de parachever le processus institutionnel du programme politique de Kaïs Saïed avec l’élection de la deuxième chambre parlementaire, a tout de même provoqué des réactions fortes, parfois même violentes et déplacées. Ces réactions méritent d’être soulevées parce qu’elles émanent de dirigeants politiques de l’opposition, certes écartés « de force » de la scène du pouvoir le 25 juillet 2021 et dont ils ne se remettent toujours pas, mais qu’il est difficile de justifier au regard de l’expérience politique de leurs auteurs. S’agissant de l’ancien dirigeant de première ligne au sein du mouvement Ennahdha et fondateur d’un nouveau parti dont il est le secrétaire général (parti du travail et de la réalisation), Abdellatif Mekki, son analyse du taux de participation aux élections locales du 24 décembre, 11,66%, laisse penser que l’homme politique, un vieux routier aux côtés de Rached Ghannouchi, qui a vécu plusieurs scrutins depuis 2011, qui a été membre de gouvernement, a perdu toute sa hauteur et beaucoup de son poids politique militant. « D’où viennent ces 11% ?», s’est-il interrogé sur les ondes d’une radio privée. Visiblement choqué par le taux de participation qu’il semble trouver élevé à son goût, l’homme politique met, ainsi, en doute la véracité des chiffres annoncés par l’Isie et la crédibilité de celle-ci, tout en déniant le devoir national accompli par plus d’un million de citoyens qui se sont déplacés jusqu’aux bureaux de vote pour choisir démocratiquement leurs représentants locaux.
En cherchant à mépriser l’adversaire politique qu’est Kaïs Saïed, Abdellatif Mekki fait preuve de mauvaise foi parce que la faible performance aux scrutins, son propre ancien parti en a fait l’expérience. De 2011 à 2019, Ennahdha a perdu à chaque scrutin législatif le tiers de ses électeurs. Une chute de popularité du mouvement islamiste proportionnelle à son bilan chaotique sécuritaire et économique qui a marqué la décennie « noire » 2011-2021. Mekki ne peut pas ignorer non plus qu’aux élections législatives de 2022, les premières après le 25 juillet 2023, le taux de participation a, également, été de 11,2%, une faible performance que les partis politiques d’opposition avaient rapidement expliquée par l’effet impactant de leurs appels au boycott du scrutin. Ce qui n’était pas le cas.
Le taux de participation aux locales du 24 décembre a confirmé la thèse avancée en 2022 selon laquelle les Tunisiens, profondément déçus par le rendement des instances et des partis politiques au cours de la décennie islamiste et surtout par leurs dérives et leurs manquements (corruption, terrorisme, clientélisme, contrebande…), ont ras-le-bol des élections et des élus qui, pour la majorité d’entre eux, sont des opportunistes et de futurs corrompus. La stabilité du taux de participation aux élections entre 2022 et 2023 indique, toutefois, que le million d’électeurs constitue le réservoir électoral de base du processus du 25 juillet et de Kaïs Saïed, hors élection présidentielle. Dans le cas échéant, ce taux ne changera pas en 2024, ou peu, si Kaïs Saïed n’a pas d’adversaire de poids comme candidat à la prochaine Présidentielle. Dans le cas contraire, l’affluence pourrait être un record car ce sera l’occasion pour les partis d’opposition et pour le monde des affaires, du moins tous ceux qui sont pris dans les filets de la justice dans le cadre de la lutte contre la corruption ou de la conciliation pénale, de déloger démocratiquement Kaïs Saïed du Palais de Carthage.
Hichem Ajbouni, secrétaire général du Courant démocratique, n’est pas moins dans le déni que Mekki. Sur les résultats des élections locales, il commente, moqueur : « C’est comme un élève qui obtient une mauvaise note, avec la mention ‘résultats encourageants’ ». Ajbouni, à son tour, semble oublier que ce sont les Tunisiens, ceux qui ne vont pas voter aujourd’hui, qui ont exhorté Kaïs Saïed à stopper la dérive de la Tunisie en pleine pandémie Covid, à dissoudre l’ARP, qu’ils n’ont plus répondu à aucun appel à manifester lancé par les partis politiques après le 25 juillet 2023 et que dans les rares sondages dont les résultats ont fuité, Kaïs Saïed bénéficie encore du plus fort taux de popularité, malgré la lancinante crise économique, financière et sociale. L’échec, Ajbouni et les autres dirigeants politiques de l’après 14 janvier 2011, l’ont connu avant Kaïs Saïed et peut-être l’auraient-ils encore connu aujourd’hui s’ils avaient été dans la course électorale. On espérait d’eux des lectures plus riches, plus constructives et plus philosophiques des épisodes électoraux, pour pouvoir convaincre à nouveau les Tunisiens.
La Tunisie traverse, certes, une période difficile, inédite, sous blocus financier international et prise en otage par la résistance des lobbys qui œuvrent sans relâche à contrecarrer toutes les tentatives de l’Exécutif pour assainir les rouages de l’Etat, dont l’administration publique. Une chose est sûre : ces tentatives sont vouées à l’échec ou, du moins, à prendre plus de temps qu’il n’en faut, parce qu’elles ne sont pas portées par de véritables stratégies basées sur des réseaux d’exécution et avec des objectifs clairs à plus ou moins long terme. Les idées sont louables, mais elles ont du mal à aboutir. Les Tunisiens patientent parce qu’ils y voient de la bonne volonté de faire sortir la Tunisie des marécages dans lesquels elle a été engouffrée durant la décennie de la soi-disant transition démocratique. Mais jusqu’à quand ?
La Tunisie est quasiment en panne, des centaines de milliers de jeunes et de compétences, les bâtisseurs de l’avenir, ont fui le pays vers d’autres horizons plus prometteurs et une nouvelle année administrative pointe le nez sans promesses ni espérances.
L’année 2024 sera hautement politique, un autre scrutin (élection présidentielle) est prévu en automne. Elle décidera de l’avenir de la Tunisie, avec ou sans Kaïs Saïed. D’ici là, c’est l’économie du pays qui décidera du climat social dans lequel elle se déroulera. Car, comme pour les Conseils locaux, les Tunisiens manquent de visibilité pour leur proche avenir, ils ne semblent pas bien comprendre comment ils pourraient compter sur eux-mêmes pour remettre le pays sur pied et renflouer ses caisses alors que le pouvoir d’achat ne cesse de dégringoler, que le marché de l’emploi reste fermé et que les investissements se font rares. Malgré tout, les Tunisiens auront, au moins, leur deuxième chambre parlementaire en 2024, le Conseil national des régions et des districts. Ainsi, la mise en place institutionnelle du programme politique de Kaïs Saïed arrivera à terme. Mais, quid des réalisations ?
En attendant, souhaitons que 2024 soit porteuse d’espoirs. Bonne année.
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