Economie du savoir basée sur l’IA : Quel avenir pour l’enseignement des mathématiques ?

Par Dr Sami Ayari*

La Journée du Savoir a été l’occasion pour le président de la République d’honorer l’élite de l’éducation tunisienne. La moyenne de 20,15 au baccalauréat section mathématiques de l’élève Ramez Mesak du lycée pilote Mohamed-Maârouf de Sousse m’a interpellé. D’ailleurs, il a reçu une bourse pour aller poursuivre ses études à la prestigieuse université allemande de Heidelberg.
J’ai eu l’occasion de me questionner sur cette excellence en mathématiques. Est-ce que la Tunisie est toujours brillante en mathématiques ? Nos méthodes pédagogiques ont-elles évolué, ont-elles été modernisées et ont-elles suivi le progrès technologique d’aujourd’hui ? Les jeunes Tunisiens aiment-ils toujours les maths ? Beaucoup de questions m’ont traversé l’esprit pendant quelques minutes.
Le président de la République a décoré, également, des enseignants de l’Ordre national du Mérite pour l’enseignement, en reconnaissance de leur contribution au progrès de la science et du savoir dans le pays.
Et afin de les remercier des efforts déployés tout au long de leur carrière scientifique et professionnelle, le nom de Ali Baklouti m’a également interpellé, tout simplement parce qu’il est professeur universitaire de Mathématiques à l’Université de Sfax, et président de la Société Mathématique de Tunisie (SMT), pour deux mandats consécutifs (2016 – 2023).
Créée en 1992, la Société a pour objectif entre autres de promouvoir et favoriser la découverte, l’apprentissage et l’application des mathématiques.
Une nouvelle question : les deux ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur ont-ils pensé à l’IA et l’avenir économique de la Tunisie, une économie de savoir et de technologie que nous espérons et souhaitons bâtir ? D’ailleurs, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, Moncef Boukthir, a souligné que la Tunisie a toujours misé sur l’économie du savoir. La question est : comment, avec quelle stratégie, avec quels moyens ?
Les mathématiques jouent un rôle central dans le développement et l’application de l’intelligence artificielle. Elles vous permettent de comprendre à la fois les fondements théoriques, la modélisation et l’abstraction.
Les mathématiques fournissent les outils et les techniques nécessaires pour modéliser, analyser et résoudre des problèmes complexes en intelligence artificielle. Elles sont essentielles pour le développement d’algorithmes efficaces et la compréhension des systèmes d’IA modernes, et leur application couvre un large éventail de domaines allant de l’apprentissage machine à la vision par ordinateur en passant par le traitement du langage naturel.
La Tunisie a une longue tradition mathématique, étant un pays pionnier dans ce domaine en Afrique et dans le monde arabe.
Le système scolaire tunisien, assez similaire au modèle français, a fourni une base solide pour le développement des mathématiques, mais ce modèle atteint ses limites aujourd’hui, et nous dirons pourquoi plus tard.
En effet, de nombreux mathématiciens ont honoré la Tunisie à l’échelle internationale. Nous pouvons citer Abbas Bahri (1955-2016) qui est considéré comme le plus brillant mathématicien tunisien contemporain. En 1989, il remporte deux prix majeurs, le Prix Fermat de l’Institut de mathématiques de Toulouse, et le Prix Langevin de l’Académie des Sciences pour son Introduction de méthodes nouvelles en calcul des variations et son travail sur le problème des 3 corps. Notre chercheur avait réalisé des avancées scientifiques considérables en vue de résoudre ce problème.
Il s’agit de trouver toutes les solutions mathématiques possibles des équations différentielles décrivant les mouvements de trois astres s’attirant les uns les autres sous l’effet de la gravitation. Les spécialistes de mécanique céleste planchent sur le célèbre problème des trois corps depuis environ 300 ans.
Mohamed Amara et Mohamed Salah Baouendi sont décrits comme les «architectes de l’école mathématique tunisienne», ce dernier étant le père du nouveau prix Nobel Mongi Baouendi.
Ahmed Abbes, né en 1970, mathématicien, directeur de recherches CNRS à l’Institut des hautes études scientifiques en France, étudie principalement des propriétés géométriques et cohomologiques des faisceaux sur les variétés sur des corps parfaits, en vue d’applications en arithmétique et géométrie algébrique.
Il avait remporté la Médaille de bronze du CNRS en 2005, il est médaillé respectivement d’argent et de bronze aux Olympiades internationales de mathématiques en 1988 et 1989.
Nader Masmoudi est considéré comme l’un des mathématiciens les plus brillants de sa génération, contribuant significativement à l’avancement des mathématiques appliquées et théoriques. Il a reçu le prestigieux Prix Fermat des mathématiques en 2018, et le Prix international du roi Fayçal en 2022.
Il est également le premier et seul médaillé d’or de son pays aux Olympiades internationales de mathématiques en 1992. Il est professeur de mathématiques à l’université de New York et notre nouveau nominé à l’Ordre national du Mérite pour l’éducation, le professeur Ali Baklouti, qui a reçu le prix «AMU-PACOM 2022 Awards & Medals» délivré par l’Union mathématique africaine.
Les mathématiciennes tunisiennes se sont distinguées brillamment aussi. Nous pouvons citer Fatma Moalla, la première femme tunisienne docteur en mathématiques, une figure mythique dans le milieu des maths, née le 14 janvier 1939 à Tunis, une mathématicienne tunisienne, professeure à la faculté des Sciences de Tunis.
Elle est connue pour avoir été la première Tunisienne à obtenir l’agrégation de mathématiques et le doctorat d’État en mathématiques en France, respectivement en 1961 et 1965. En 2017, on attribue son nom au prix Fatma-Moalla pour la vulgarisation mathématique.
Leïla Aïdi Lassoued, deuxième docteur tunisienne en maths, est aussi la première Tunisienne à avoir été reçue à l’École nationale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris.
Elle est professeure de mathématiques, FST, Université de Tunis El Manar.
Hajer Bahouri, née le 30 mars 1958 à Tunis, est une mathématicienne franco-tunisienne, qui s’intéresse aux équations et aux dérivées partielles. Elle est directrice de recherche au CNRS et au Laboratoire d’analyse et de mathématiques appliquées à l’université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne.
Elle reçoit l’Ordre national tunisien du Mérite, en 2001, elle est lauréate du Prix Paul Doistau-Émile Blutet en 2016. En 2019, elle est faite chevalier de l’Ordre national du Mérite en France.
Amel Ben Abda, professeure à l’École nationale d’ingénieurs de Tunis. Elle est la première Tunisienne à obtenir un doctorat en mathématiques appliquées. Depuis 2015, elle représente son pays au comité de pilotage du laboratoire afro-français LIRIMA.
Sourour Elloumi, Professeure à l’Unité de mathématiques appliquées à l’École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA) Paris et responsable de l’équipe Optimisation Commande de l’Unité de mathématiques appliquées.
Nous avons cité tous ces noms pour honorer ces grands professeurs, les faire connaître au grand public et donner une idée sur l’énorme potentiel tunisien en mathématiques fondamentales, mathématiques appliquées, mathématiques quantitatives financières, etc.
La Tunisie malheureusement a disparu des radars internationaux, des classements et des benchmarkings internationaux, selon des sources informées suite à de mauvais résultats répétitifs,
Nous dirons qu’ignorer un problème ne le résout pas et que, au contraire, il est crucial de faire face aux faits, même s’ils sont désagréables, pour pouvoir apporter une solution efficace. En termes plus simples, ignorer une hypertension peut avoir des conséquences graves et potentiellement mortelles, par exemple AVC, insuffisance rénale, voire un anévrisme ou un état de démence.
Notre pays est absent du classement TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study) qui est une évaluation internationale mesurant les compétences des élèves en mathématiques et en sciences.
Organisée par l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA), TIMSS est administrée tous les quatre ans et cible les élèves de quatrième (9-10 ans) et de huitième année (13-14 ans).
La Tunisie obtient de bons résultats en mathématiques par rapport aux autres pays arabes. Dans l’étude TIMSS de 2007, elle s’est classée deuxième en mathématiques parmi les pays arabes participants, la Tunisie figurait dans ce classement benchmarking très important dès 1999 (2003, 2007 et 2011). Certes, nous sommes en dessous de la moyenne, ce n’est pas une catastrophe, au contraire cela nous donne une idée sur la qualité de notre éducation et les axes d’amélioration à entreprendre pour les générations futures.
Malheureusement, la Tunisie a fait faux bond en 2015 et 2019 alors que l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Maroc, etc. y figuraient. Le rapport 2023 va être publié en décembre 2024.
La Tunisie a quitté volontairement aussi le classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), en 2018 et en 2022.
La Tunisie a observé un recul en 2003, 2006 (51/65), 2009 (54/65), 2012 (59/65) et 2015 (67/70).
La question qui s’impose maintenant : a-t-on réalisé une analyse et un diagnostic, y a-t-il une stratégie mise en place pour redresser la barre et revenir à ces classements très importants à notre avis ?
La France, le pays modèle pour nous, en éducation mathématique, a adopté la méthode de Singapour à l’école dès la rentrée 2024. Un rapport de 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques a fixé la stratégie française.
En effet, la méthode française présente plusieurs défauts, notamment :

– Approche trop abstraite
La méthode française a tendance à privilégier une approche abstraite des mathématiques, au détriment d’aspects plus concrets et appliqués. Cela peut rendre la matière moins accessible pour certains élèves.

– Manque d’accent sur la résolution de problèmes
Contrairement à des pays performants comme Singapour, la France met moins l’accent sur le développement des compétences de résolution de problèmes et de raisonnement mathématique.

– Faible lien avec les autres disciplines
Il y a un manque de connexions explicites entre les mathématiques et les autres disciplines, ce qui peut limiter la compréhension de leur utilité pratique par les élèves.

– Évaluation inadaptée
Les méthodes d’évaluation actuelles ne sont pas optimales pour mesurer la réelle compréhension mathématique des élèves et encourager des démarches de pensée plus profondes. Pour améliorer l’enseignement des mathématiques, il serait bénéfique de mettre en place une approche plus équilibrée, combinant manipulation concrète, verbalisation et abstraction, tout en renforçant la formation des enseignants et en favorisant les liens interdisciplinaires.Singapour et les pays asiatiques ( Chine, Japon, Corée du Sud…) occupent les premières places des classements depuis des années, ce qui
explique le revirement français.
Singapour est souvent considéré comme le leader mondial en enseignement des mathématiques. Le pays a développé une méthode d’enseignement très structurée, connue sous le nom de «méthode Singapour», qui met l’accent sur la compréhension profonde des concepts mathématiques plutôt que sur la simple mémorisation de formules. Cette méthode utilise une approche concrète-picturale-abstraite (CPA), où les élèves passent par des manipulations concrètes (comme l’utilisation de blocs ou de dessins) avant de passer à des représentations plus abstraites.
Singapour maintient ses excellentes performances en mathématiques grâce à plusieurs facteurs clés :
Un programme national solide
Le «Singapore Math Curriculum Framework» (SMCF) met l’accent sur la résolution de problèmes et le développement de compétences mathématiques.

Une formation poussée des enseignants
Les enseignants singapouriens sont hautement qualifiés et bénéficient d’une formation continue, ils disposent de ressources pédagogiques de qualité et d’une certaine flexibilité dans l’application du programme.

Une culture valorisant l’éducation
La société singapourienne accorde une grande importance à la réussite scolaire.
Le système éducatif suit le principe «Thinking Schools, Learning Nation» qui encourage la réflexion et l’apprentissage continu.

Une approche pédagogique efficace
L’accent est mis sur la compréhension profonde des concepts plutôt que la mémorisation.
Les erreurs sont vues comme des opportunités d’apprentissage, le plaisir et la confiance en soi sont encouragés dans l’apprentissage des mathématiques.

Un environnement propice
Les écoles sont bien équipées en ressources pédagogiques.
En Tunisie, l’enseignement des mathématiques doit continuer d’évoluer pour répondre aux besoins croissants d’amélioration des performances des élèves et d’adaptation aux nouvelles technologies (Intelligence artificielle). Voilà quelques propositions :

  1. Approche par compétences
    Description : L’approche par compétences se concentre sur le développement de compétences spécifiques et sur l’application pratique des connaissances. Les élèves sont amenés à résoudre des problèmes concrets en mobilisant les compétences acquises.

Efficacité : Cette méthode favorise l’autonomie des élèves et leur capacité à utiliser les mathématiques dans des situations réelles. Elle est particulièrement efficace pour développer des compétences durables.

  1. Classe inversée (Flipped Classroom)
  • Description: Les élèves étudient les leçons théoriques à la maison via des vidéos ou des lectures, et utilisent le temps de classe pour pratiquer, résoudre des problèmes et bénéficier d’une assistance personnalisée de l’enseignant.
  • Efficacité: Cette méthode maximise le temps de classe pour des activités interactives et pratiques, permettant une meilleure assimilation des concepts. Elle est de plus en plus adoptée dans les lycées tunisiens.
  1. Apprentissage coopératif
  • Description: Les élèves travaillent en groupes pour résoudre des problèmes, discuter de concepts et s’entraider. Cette méthode encourage la collaboration et le partage des connaissances.
  • Efficacité: L’apprentissage coopératif améliore la communication entre élèves, renforce leur compréhension des concepts par l’échange d’idées et favorise un apprentissage actif.
  1. Apprentissage basé sur les projets (ABP)
  • Description: Les élèves travaillent sur des projets concrets qui intègrent plusieurs concepts mathématiques. Ces projets peuvent être liés à des situations réelles ou à des défis académiques.
  • Efficacité: L’ABP motive les élèves en leur donnant un objectif concret, tout en développant leur capacité à appliquer les mathématiques dans des contextes divers.
    Ces méthodes sont souvent combinées pour s’adapter aux différents besoins des élèves et aux exigences du programme scolaire en Tunisie. L’objectif est de rendre les mathématiques plus accessibles, intéressantes et pertinentes pour tous les élèves.

l’Utilisation des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) rendent l’apprentissage plus attractif et permettent une personnalisation de l’enseignement. Elles facilitent également la compréhension des concepts abstraits en les rendant visuels et interactifs.La Tunisie doit mettre en place une stratégie et des politiques politiques éducatives
nationales pour améliorer la performance en mathématiques incluant les méthodes d’enseignement, la formation des enseignants,  le nouveau haut conseil de l’éducation et de l’enseignement doit se pencher sur ces questions en travaillant main dans la main avec les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, en intégrant la société civile (SMT).

*Expert technique senior en organisation informatique et transformation des données chez BNPPARIBAS  – Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society

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