Par Nouri Zorgati
L’autoritarisme qui a dominé le pays est un héritage de longue date. Convoitée en raison de sa situation au carrefour des civilisations, la Tunisie a été confrontée durant près de trois millénaires à des vagues successives d’occupation étrangère, punique (Carthage de -814 à -146), romaine (-146 à 439), vandale (439 à 533), byzantine (534 à 670), arabe (Kairouan en 670), espagnole (1535-1574), ottomane (1575-1705) et française (1881-1956). Face à cette fatalité la population a adopté l’attitude du roseau soumis à la tempête, c’est-à-dire résister et éventuellement plier, mais ne jamais rompre.
La période de 55 ans se présente aussi comme un continuel et incessant va-et-vient entre l’aller vers des régimes économiques non-démocratiques et le retour vers l’économie de marché. Certes une planification stratégique a été élaborée tout au long de cette période, les plans de développement économique et social successifs se distinguent par la qualité de leur préparation et l’importance de la participation des partenaires socioéconomiques à leur élaboration. Mais aucun plan n’a été suivi d’exécution en raison du changement de cap politique en cours de route.
L’édification de l’État moderne (1956-1964)
Libérateur du pays et créateur de la nation, le président Habib Bourguiba est le premier président de la République tunisienne indépendante à l’issue d’une longue et dure lutte contre l’occupation étrangère qui a duré 75 ans. L’Indépendance a été obtenue en deux temps. Tout d’abord l’autonomie interne obtenue en 1955 a failli entraîner le pays dans une guerre civile entre deux camps, les bourguibistes considérant l’autonomie interne comme un pas en avant et les yousséfistes comme un pas en arrière. La proclamation de l’Indépendance l’année suivante a consacré la naissance d’une nation.
Les nouvelles autorités se sont attelées à assurer la relève de l’économie coloniale et à engager l’édification d’un État moderne. À cet effet, il y a lieu de citer la proclamation de la République en lieu et place du régime beylical, l’adoption d’une nouvelle Constitution, la naissance de l’Armée nationale, la création de la Banque centrale et du dinar, la tunisification des forces de sécurité intérieure, de la justice et l’élaboration du Code du statut personnel (CSP). Ce Statut a révolutionné la place de la femme dans la société. Il supprime notamment la polygamie ainsi que le divorce unilatéral qui étaient du ressort des seuls hommes.
Un effort remarquable est consenti dans le domaine de l’éducation, de la formation, de l’enseignement supérieur et de l’alphabétisation. Un programme de planning familial ambitieux et audacieux est mis en œuvre. Il a permis de faire passer le taux de fécondité de 7,2 enfants par femme en âge de procréer à 2 enfants, soit un taux inférieur au taux de reproduction. Par ailleurs, des entreprises sont promues dans les différents secteurs de l’activité économique tels que le textile, la confection, les matériaux de construction, l’acier, les mines, le transport, le tourisme, formant la texture de l’économie du pays. Une ultime bataille, la bataille de Bizerte, est engagée en 1961 pour l’évacuation des armées étrangères. Enfin le 12 mai 1964, est proclamée la nationalisation des terres agricoles détenues par les colons.
Un quinquennat de développement perdu (1965-1969)
À la suite de ces événements, les relations avec l’ancien occupant deviennent tendues. Le contentieux qui s’en suivit provoqua une crise financière dans le pays. L’option est prise alors pour une orientation socialiste engageant le pays dans une collectivisation effrénée devant regrouper les activités économiques en coopératives. Il est décidé dans une première étape d’intégrer les terres agricoles privées aux fermes nationalisées pour former des coopératives de production agricole. Les anciens propriétaires désignés coopérateurs ne sont pas en fait associés aux décisions, les coopératives étant gérées par les administrations, avec tout ce que cela implique comme bureaucratie et déficits. Le système coopératif est étendu ensuite au commerce et devait être généralisé. Devant les mouvements de mécontentement et la résistance des paysans qui enregistrent même des suicides, le président de la République fait marche arrière et décide de mettre fin à la collectivisation. Le Premier ministre est limogé, arrêté et condamné. Un quinquennat de développement est perdu.
Le retour vers l’économie de marché (1970-1977)
Hédi Nouira, militant nationaliste de la première heure, ancien ministre des Finances, fondateur et jusque-là Gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, est nommé Premier ministre. La nouvelle équipe gouvernementale s’attache à réhabiliter l’économie de marché. Des dispositions sont prises pour permettre au secteur privé de jouer pleinement son rôle, notamment par l’élaboration d’un nouveau Code des investissements tendu vers plus de liberté d’entreprendre et la promulgation de la loi d’avril 1972 portant promotion des exportations. L’originalité de cette loi consiste dans le fait qu’elle traite les entreprises exportatrices comme des points francs sous contrôle douanier, sans obligation de se regrouper dans une même zone géographique. Ainsi contrairement à l’organisation en zones franches, les entreprises exportatrices peuvent s’implanter librement en tout point du territoire, faisant bénéficier toutes les localités du pays de leurs activités. Malgré les critiques faites à cette loi, il est indéniable qu’elle a atteint son double objectif. Le premier concerne l’émergence d’un noyau d’industries exportatrices qui a permis au secteur des industries mécaniques et électriques de devenir le premier secteur industriel exportateur. Le second concerne les emplois créés qui, malgré leur faible qualification, sont venus à point nommé à un moment ou les sources de l’émigration venaient à tarir.
Au cours de cette période, la croissance est revenue, les créations d’emplois ont progressé et des avancées sociales sont été réalisées avec l’instauration des négociations sociales annuelles et la mise en place des conventions sectorielles et collectives. Toutefois l’institutionnalisation de la Caisse de compensation a entraîné l’augmentation substantielle des subventions au cours des années suivantes. La fixation administrative des prix des produits subventionnés est maintenue malgré les recommandations de la remplacer par la fixation de la subvention unitaire par produit. Cela aurait permis de maîtriser le volume des subventions dans le budget de l’État et de laisser les prix jouer leur rôle dans le fonctionnement normal de l’économie.
La longue agonie d’un régime non-démocratique (1978-1987)
Le refus de toute concertation démocratique avec les partenaires économiques et sociaux ne laissait pas de place aux revendications syndicales pour plus de liberté. Un bras de fer est engagé avec la centrale syndicale dirigée par Habib Achour, militant nationaliste et co-fondateur du syndicalisme tunisien. Il s’est terminé par la grève générale et l’émeute réprimée dans le sang le 26 janvier 1978. Les dirigeants syndicaux sont arrêtés et condamnés. Profitant de la mauvaise situation politique dans le pays, un commando entraîné à l’étranger attaque la ville de Gafsa le 26 janvier 1980, s’empare de la caserne et appelle à l’insurrection. L’opération est finalement maîtrisée. Mais le pouvoir est largement ébranlé et affaibli. Le Premier ministre atteint moralement et diminué physiquement ne peut plus assumer ses responsabilités, il est remplacé. Commence alors la longue agonie d’un régime non-démocratique.
Dans une ambiance de fin de régime d’un Président fatigué et malade, les dirigeants se lancent dans une lutte de succession larvée. Le pays est confronté à la montée de mouvements politiques religieux dont l’émergence à l’université a été encouragée pour contrer les mouvements démocratiques. Face à ces difficultés, le gouvernement choisit de recourir à une politique économique laxiste caractérisée par des mesures démagogiques et clientélistes telles que la mise en œuvre de projets de prestige coûteux et non prioritaires, des subventions élevées à la Caisse générale de compensation des prix, des transferts massifs aux entreprises publiques déficitaires, des augmentations de salaire importantes, répétées et nettes d’impôts. Ces mesures finissent par mettre à plat les finances publiques et par bloquer l’économie du pays dans son ensemble. Le gouvernement se trouve contraint alors de procéder à des augmentations importantes des prix des produits de première nécessité subventionnés, décidant notamment le doublement du prix du pain. Le pays s’enflamme. La révolte est réprimée violemment le 20 janvier 1984. Le chef de l’État décide, pour calmer les esprits, d’annuler les augmentations des prix. Les déficits se creusent et la situation économique et financière déplorable ne cesse de se détériorer. En 1986, le pays n’était plus en mesure de payer ses importations ni d’honorer le remboursement de ses dettes. Le recours au Fonds monétaire international devient incontournable. Celui-ci préconise alors un sévère Plan d’ajustement structurel (PAS.)
Confronté aux difficultés économiques, financières et sociales et devant la multiplication des manifestations et les attentats au vitriol visant les symboles du régime, le Président décide de faire appel au responsable des renseignements généraux militaires qu’il introduit dans les rouages de l’État. Il est successivement chargé des postes de chef de la sécurité, de ministre de l’Intérieur et de Premier ministre. Il finit par renverser le Président Bourguiba le 7 novembre 1987, usant d’un subterfuge constitutionnel qui prévoit l’empêchement du Président sur la base de l’établissement d’un certificat médical délivré par sept médecins.
Libérateur du pays, créateur de la nation et fondateur de la Tunisie moderne, le président Bourguiba est et demeure le père de la nation. Véritable patriarche, droit dans ses bottes, fort de ses convictions et visionnaire, il fut un stratège émérite, comme en témoignent sa conduite de la lutte pour la libération nationale, son attitude vis-vis des antagonistes de la Seconde Guerre mondiale, sa détermination dans l’édification d’un État moderne, ses positions pertinentes sur la question palestinienne et les affaires internationales. Quel regret qu’un si grand homme, proclamé président de la République à vie en 1975, n’ait pas cru bon, dans ses moments de lucidité, de décider que n’étant plus concerné par les élections elles seraient désormais libres et transparentes pour tous les autres mandats électifs. Avec son prestige et son autorité morale, quel chemin la Tunisie aurait pu parcourir depuis 1975 sur la voie de la liberté et de la démocratie ?