Les relations familiales dressent l’ultime rempart contre la « généralisation de la forme marchande », loi fondamentale du capital. Le père, en tant que tel, ne verse pas un salaire à l’épouse et au fils et j’illustrais cela, jadis, dans une recherche titrée « Grève contre le père ».
Or, ce premier octobre, Madame Wiem Khaddar, médecin dentiste et ancienne attachée aux hôpitaux de Paris, reçoit son cousin accompagné de sa mère. Celle-ci reçoit les soins requis à titre gratuit tout comme d’autres membres de la famille. Ce don, sans contre-don monétaire, donne à voir une manière d’outrepasser l’économie de marché. En outre, Madame, Wiem étend cette façon de négliger l’argent de la transaction non seulement au cercle parental, mais aussi au cercle amical. D’autres médecins, presque tous, réagissent vis-à-vis de ce risque, celui de pousser leur bilan vers le précipice creusé par la gratuité immodérée. Dans les années soixante dix, le médecin Fethi Afsia prend la ferme décision de ne plus jamais raser gratis. Vu la commune appartenance au parti communiste, ses nombreux amis, tel Belgacem Chebbi, adoptèrent l’habitude conviviale des consultations impayées sans autre forme de procès. Il me disait : « Au cas où cela continuerait comme ça, je vais à la faillite ».
Un été, à Hammamet, le commandant Moncef Essid, ancien baroudeur de l’Armée française en Indochine et logé face à mon habitation louée, aperçoit Fethi Afsia et son épouse, Aïcha, elle aussi médecin, venus passer une journée, chez moi. Quelque peu fiévreux, Moncef me demande, alors, d’intervenir auprès de Fethi pour une consultation. Dans son esprit et vu l’amitié, le geste médical serait gratuit. Mais, à la fin de l’examen et de la prescription médicamenteuse, le médecin réclame, à juste titre, ses honoraires et le commandant fut déçu au point de me dire, a posteriori : « Quoi ? Il met son costume pour traverser la rue ! Je ne croyais pas que ton ami allait me réclamer de l’argent pour si peu. » Wiem et Fethi exagèrent en sens contraire. La première foule aux pieds l’obsessionnelle économie de marché quand le second ne badine guère avec l’argent. Sous la férule du capital, rien n’est gratuit et tout a un prix. Même une seule carotte obéit à cette marotte. Bien après Marx, une littérature profuse gravite autour du système formé par le don et le contre-don analysés, entre autres, par Mauss et Lévi Strauss.
Aujourd’hui, l’économie dite solidaire et la discrimination positive tâchent de limiter l’allure outrancière de la différenciation sociale marquée par la richesse et la pauvreté. Wiem exempte même ses amies fortunées. Dès lors, comment ne pas songer à ce Diogène qui méprisait le financier où il percevait une entrave à l’ainsi nommée liberté.
Un reproche, sans doute injustifié, pourrait lui être adressé. Sa formule célèbre « je cherche un homme » a partie liée avec cet immense philosophe parcourant l’espace public, en plein jour, muni d’une lanterne à la main. J’espère, pour lui, que dire « je cherche un homme au-dessus des biens de ce bas monde », voulait dire « je cherche une personne, homme ou femme ». Car, sinon, comment penser l’altruisme de Wiem ? Le surplomb de l’argent surprend.
Avec l’envol des prix et la crise de l’économie, la rapacité convole en justes noces avec l’égocentrisme forcené associé à l’agressivité.
Au paroxysme de cette guerre larvée advient l’ère de la justice déboussolée.
D’une part dérapent les magistrats et de l’autre, la défense de Chafik Jarraya réclame l’incarcération de Youssef Chahed pour diffamation de son client. Et maintenant Taoufik Ben Brik, l’éternel partisan de l’action directe, propose de libérer Nabil Karoui par la force des mitraillettes en ces temps où il n’est plus question de baïonnettes.
A l’ère de Ben Ali, Ben Brik, minorisé par les médias, disait : « Je ne suis peut-être qu’un moustique mais j’empêche Ben Ali de bien dormir. »
De nos jours, cet anarchiste invariant attire, pourtant, l’attention vers le recours à la force contre le droit soupçonné d’enfreindre la loi. Mais il risque, à son tour, de comparaître devant le juge, car le monopole de la violence légitime appartient à l’Etat et à lui seul. Max Weber ne le disait pas pour passer le temps. Au beau milieu de ce capharnaüm où la lutte pour la vie, ou la survie, crispe la plupart des grands et petits esprits, les cadeaux à la fois sereins et désintéressés de Madame Wiem confèrent à son cabinet l’allure d’un havre de paix.
Diogène aurait dû, plutôt, écrire « je cherche une femme », car, la voici !