Des investisseurs étrangers font plus confiance au climat des affaires en Tunisie que des investisseurs locaux. Certains sont allés jusqu’à dire que la Tunisie ne pourra plus payer les salaires de ses fonctionnaires. D’un autre côté, l’agence de notation Moody’s émet un livret positif sur l’économie tunisienne. M. Moncef Cheikhrouhou, économiste et député à l’Assemblée nationale constitutive, nous livre son diagnostic quant à ces indicateurs. Interview
La plupart des économistes et politiciens ont émis des réserves sur la loi des Finances 2013 ? Qu’en pensez-vous ?
Je vais commencer par dire que le budget 2013 a corrigé certains défauts de la loi des Finances 2012. La loi des Finances 2013 prévoit une augmentation des dépenses totales pour le titre un et le titre deux de la loi de 1.241 millions de dinars. En termes de création de richesses réelles ces dépenses vont-elles apporter quelque chose pour la Tunisie l’an prochain ? Mesurée par la croissance du produit intérieur brut, on aura une croissance de 4,5%. Grâce à un circuit économique infini, cela est possible, mais dépendra d’où est ce qu’on applique les ratios. Si on dépense de l’argent dans des utilisations créatrices de valeur, d’emplois et de richesses, à ce moment tout le monde en bénéficie. Pour l’année 2012, la Tunisie a visé un taux de croissance de 3,5%, elle a atteint un peu plus de 2,5%. Cette année 4,5% de croissance veut dire environ 3,3 milliards de dinars. Selon le budget, on va injecter 1,2 milliard de dinars pour récupérer 3,3%, cela s’appelle le multiplicateur budgétaire. Ce multiplicateur budgétaire de 2 ou 3 dinars, servira à améliorer les revenus des Tunisiens, des investisseurs et des travailleurs. Il sert aussi à payer des impôts pour l’Etat et créer des emplois. Donc, ce taux de croissance de 4,5% pour un pays comme la Tunisie, en train de construire sa démocratie et visant l’émergence, est la bonne voie. Cela dit, Il faut qu’on arrive à 6,5 et 7,5% de croissance dans les années à venir. 2013 est une correction de 2012. Cette année, les deux tiers du budget vont être alloués aux dépenses de fonctionnement. Vous allez me dire c’est uniquement de la consommation ? Oui, mais les dépenses de consommation vont se traduire en demandes qui vont s’adresser aux usines qui vont produire plus. Certes, les dépenses vont aussi s’adresser à l’importation malheureusement, et c’est pour cette raison que notre balance commerciale souffre. L’année 2012, la loi de Finances était partagée à 50% entre budget de fonctionnement et budget de développement (45%, 55%) mais on a constaté que malheureusement sur les 45%, l’appareil exécutif n’a utilisé que près de 50% de ces montants. Quand on avait ces facilités à ses dispositions, il aurait fallu lancer de grands projets. Nous nous ne sommes pas les premiers à vivre cette situation. Pendant les grandes dépressions le Président américain Roosevelt, s’est retrouvé dans cette même situation et a dû faire ce qu’on appelle le « no deal ». Devant des millions de chômeurs, il a lancé les grands travaux d’infrastructure. Cela n’a pas été fait en Tunisie, pourtant, nous en avons besoin. C’est un reproche que nous avons fait à l’Administration et nous attendons à ce que des mesures correctives soient prises par le nouveau gouvernement qui est en train de se reformer.
Quelles sont les autres corrections que vous avez demandées au gouvernement ?
Que le titre deux de la loi soit traité de manière urgente. Que les projets soient choisis et lancés incessamment. Qu’au stade des études préliminaires des projets, il faut associer les compétences et les diplômés des régions. Que le financement des projet ne soit pas un financement par endettement, mais par partenariat public privé (PPP). La majorité de l’investissement en Tunisie se fait actuellement par l’endettement, mais une grande partie des projets européens est financée par le PPP. Il existe un mécanisme publié par l’UE sur le financement par le PPP, c’est le même mécanisme que la Tunisie a déjà mis en place il y a 25 ans. Les modes existent, à nous de les exécuter. J’insiste sur deux choses au niveau de l’appareil exécutif. Qu’il y ait tout de suite des plans par régions montrant des taux de croissance crédibles et que les taux des régions de l’Intérieur soient supérieurs à ceux des côtes. Il faut aussi accélérer les élections régionales pour avoir des conseils régionaux élus qui décident en fonction des habitants des régions au lieu d’avoir des délégués de Tunis qui imposent aux habitants ce qu’ils croient le meilleur pour eux. Nous demandons ainsi l’élection des municipalités, parce que si nous disposons de municipalités élues au lieu des instances temporaires, cela obligera les élus à travailler, car aux élections prochaines ils seront remplacés. C’est un objectif par lequel on peut lire la croissance à travers la démocratie. Car la démocratie est un moteur de croissance.
Quels sont alors les points défaillants de ce budget ?
Nous nous sommes attaqués sur la manière dont l’appareil exécutif va s’y prendre pour traiter l’aspect investissement. Vous avez diminué le budget de l’investissement, d’accord, mais comment allez-vous faire ? Maintenant, nous faisons un suivi sur le terrain et le gouvernement est tenu de nous rendre des comptes sur l’avancement des choses. Nous avons exigé que le contenu des projets soit examiné par les députés. Ils ne vont pas nous avoir comme c’était le cas en 2012 en nous ramenant de vieux projets de l’ancien régime. La dette de la Tunisie, est une dette qui faisait rêver. Nous étions à 40% du PIB (les USA sont à 100%). Nous avions un déficit du budget de l’Etat de 2,5% par an du PIB. Mais après la Révolution, le déficit du budget de l’Etat est monté jusqu’à 6,4% du PIB. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il est très facile de s’endetter et dépenser, mais il serait difficile de rembourser. Ce qui est remarquable c’est que le taux de 2,5%, qui est passé à 6,8% en 2012, atteindra 5,8% en 2013. Il suffit de surveiller, de contrôler et de commander. La dette, quant à elle, va continuer à augmenter pour arriver à 49%, quelque chose que nous avons subie et nous l’arrêterons parce que nous allons utiliser des instruments financiers de type PPP, participative, soukouk….
Il y a un grand nombre d’économistes qui ne croient pas aux soukouk
Vous savez, un milliard de dollars en soukouk seront injectés sur le marché tunisien en 2013. Il ne faut pas croire que les soukouk vont résoudre nos problèmes, mais il ne faut pas croire aussi que puisque les soukouk sont islamiques, ils sont une mauvaise chose. Il faut identifier le positif et le négatif et faire attention. Il faut rappeler que ce concept existe même en Europe quand Michel Bernier, commissaire européen à l’industrie a lancé à Bruxelles un instrument financier appelé obligations de projets. Il s’agit de mettre en place un fonds de projets ayant un seul cash-flow (le ratio qui estime la performance financière et bénéficiaire d’un projet). Les financeurs dans ce fonds n’ont pas de taux d’intérêt, mais ils gagneront de l’argent sur le business plan des projets. Si les projets réussissent, ils auront une rémunération si non, ils auront le choix d’attendre ou de s’en débarrasser. Le but de ce concept pour les Européens n’était pas d’attirer les investisseurs du Golfe, mais la création de projets et donc renforcer le PIB de l’Union européenne. Pour mener à bien cet instrument, il doit être accompagné d’une loi claire, un auditoring sérieux et notamment une tierce partie supervisant les transactions. Ce que nous n’avons pas encore en Tunisie. Chez nous, les soukouk peuvent être similaires à des bons de trésor sans taux d’intérêt, mais rémunérés au prorata des richesses du gouvernement. C’est de mettre les revenus anticipés de l’Etat en les faisant correspondre au taux de croissance. Donc, si la Tunisie gagne, les actionnaires gagnent. Mais il faut rappeler que la place bancaire de Tunis, malgré les crises financières survenues depuis longtemps, n’a jamais eu de problèmes. Une stabilité due à une loi et à des services spécialisés à la BCT contrôlant la situation. Pour poursuivre cette stabilité, il faut que les soukouk soient accompagnés d’une loi et d’un système de contrôle. Actuellement, les statuts de la BCT ne l’obligent pas à être garant de ce type d’instruments. Certains proposeraient Le conseil du marché financier (CMF), mais attention, rien à voir avec les soukouk. La loi concernant cet instrument, doit être débattue à l’ANC et nous exigerons que les statuts de la BCT aient le contrôle.
La loi de 2012 quant à son objectif a opté pour une politique budgétaire expansionniste, diriez-vous que celle de 2013 irait vers l’austérité ?
Expansionniste, quand l’argent alloué à un projet est utilisé, mais ce n’était pas le cas pour la loi des Finances 2012. Moi je dirai que la loi de 2012 était laxiste, quand on met de l’argent et on ne l’utilise pas finalement. Mais le budget 2013 n’est pas austère, car appliquer une politique austère en Tunisie, c’est redevenir en très bonne santé et mourir en très bonne santé. Mais il y a des mesures importantes de correction. La plus importante concerne la Caisse de compensation. Il y a 4,200 milliards de dinars dépensés par cette caisse (carburant, sucre, blé), or l’étude du FMI montre que pour tous les pays d’Afrique du Nord, les dépenses de compensation bénéficient à 70% aux plus riches. Trouver une solution à ce problème, c’est-à-dire arriver à ne compenser que la population pauvre et cela doit se faire en 2013. Si le gouvernement ne le fait pas c’est qu’il y’a un problème et nous demanderons des explications là-dessus. Les USA par exemple, ne sont pas un pays pauvre, mais il ont des pauvres. Le gouvernement des USA et depuis la deuxième guerre mondiale, a créé les Food stamps, un programme de bons alimentaires. Pour recevoir ces bons, les bénéficiaires doivent avoir un revenu de quasi-pauvreté (selon des critères établis par le gouvernement fédéral américain). Une subvention de manière ciblée qui marche depuis 1939 jusqu’à aujourd’hui.
Cette rationalisation de la compensation est l’une des conditions du FMI pour octroyer un crédit pour la Tunisie, faisait-elle partie d’un PAS ?
Cette mesure de rationalisation n’était pas imposée à la Tunisie, mais celle-ci se l’est imposée. La Tunisie va donc cibler la compensation et la concentrer sur ceux qui la méritent. A titre d’exemple pour la consommation du carburant, les grosses cylindres consomment énormément d’essence, leurs propriétaires payent le même prix au litre qu’un propriétaire d’une petite voiture. On ne pourra pas mettre une différenciation à la pompe mais plutôt sur la fiscalité des voitures. L’Administration a calculé la différence de prix occasionné par la compensation. Le conducteur de ce genre de voiture payera cette compensation lors de l’achat de celle-ci et tous les ans dans sa taxe. On ira donc jusqu’à 5.000 dinars de taxes pour les grosses cylindrés. Une taxe juste, qui enlève l’effet de la compensation. Plus le sucre et la farine sont subventionnés, plus les riches mangent du gâteau. Ceci va être compensé aussi de manière ciblée. La Tunisie attaque cette problématique de manière sérieuse. Entant que représentants du peuple, nous surveillerons la manière dont le gouvernement applique les décisions communes que nous avons prises au sein de l’ANC. Et c’est cela l’évolution merveilleuse de la Tunisie. Le principe est donc de ne plus compenser ceux qui ne le méritent pas et c’est à l’Administration de trouver les méthodes. Les conditionnalités du FMI sont toutes les mêmes de ceux qui travaillent avec la Tunisie, que ce soit un pays, institution ou organisation internationale. Ces conditionnalités sont au cœur de ce que les Tunisiens ont choisi pour eux mêmes. Pour la Caisse de compensation, ce n’est pas parce que le FMI nous demande de le faire, mais nous le faisons parce que cela devient de la dilapidation des ressources nationales qui auraient pu servir pour enrichir les pauvres et distribuer les richesses de manière juste et équitable. Cet argent dilapidé dans la mauvaise direction est estimé à 3% de croissance par an. Les députés passent leur temps à rappeler l’exécutif à corriger cette incorrection dans la gestion. Nous insistons sur le mode de création de richesse.
Savez-vous pourquoi la convention sur la lutte contre l’évasion fiscale signée entre l’Union européenne et l’OCDE n’a pas été adoptée à l’ANC ?
Suivant cette convention, ce qui a été proposé, c’est que la Tunisie entérine une convention avec l’UE et l’OCDE, disant que la Tunisie est un pays transparent comme les autres pays ratifiant la convention. Si de l’argent notoirement sale qui essaie d’utiliser la Tunisie, nous ne voulons pas qu’il soit lavé en Tunisie et nous ferons en sorte qu’il n’entre pas. Mais si les entreprises trouvent que c’est dans leur intérêt de se délocaliser en Tunisie tant mieux. Certes, notre intérêt est de signer les conventions internationales pour montrer notre volonté à se hisser au rang des pays développés, mais nous nous ne sommes pas sur la liste des paradis fiscaux. La loi est passée dans notre commission mais au moment du vote, elle a été rejetée. Cette loi reviendra après révision au niveau du ministère des Finances et on la débattra encore une fois.
Un remaniement ministériel et une fusion de ministères se préparent depuis quelque temps, cela aurait-il un impact sur la situation économique ?
Oui et non. Oui, si on ne change pas que les têtes et on mettait ce remaniement dans le cadre d’un programme coordonné. Non, si on continue à dire qu’il s’agit d’une Troïka ou autre et distribuer les postes selon l’appartenance à un parti, sans un plan d’action commun, comme c’est le cas avec cet actuel gouvernement. Rien de positif ne sera fait pour la Tunisie. Il revient au chef du gouvernement et au président de la Constituante d’avoir suffisamment de doigté pour préparer ce programme. Un leader a besoin au moins de trois qualités : communiquer une vision, prouver de l’empathie pour le peuple et être capable de tracer la route concrète qu’on suivra demain. Pour la fusion des ministères, il faut rappeler que quand Mansour Moalla était ministre vers la fin du règne de Bourguiba, il disait qu’il faudrait une cohérence entre les ministères des Finances, de la Planification et du Développement régional (à l’époque on l’appelait pas ainsi). Aujourd’hui il nous faut un ministère d’Etat qui s’occupe de ces trois actions ensemble. Actuellement, la situation est critique et même grave, car on nomme même des Secrétaires d’Etat qui, chacun prenait des sous branches de façon à ce que chacun ait sa petite mosaïque et de loin, on regarde le tableau et on voit l’horreur. Il nous faut un ministère d’Etat, pour avoir une vision et une vraie stratégie économique et sociale, qui doit être communiquée au peuple. Ce que nous n’avons pas actuellement. La Tunisie doit viser aujourd’hui l’efficience, la création de richesse, l’émergence et une croissance qui permet la création d’entreprises et donc d’emplois.
Finalement Moody’s n’a pas suivi ses confrères à savoir Fitch et Standard & Poors, dans l’évaluation de l’économie tunisienne ?
C’est une bonne nouvelle pour la Tunisie et pour les pays du Printemps arabe, parce que les grands économistes de ce monde continuent à voir cette Révolution potentiellement comme étant un investissement en elle-même. Certains économistes qui ont visité la Tunisie, ont trouvé que la Tunisie, après avoir tâtonné, est sur le bon chemin. Bien que nous continuons à critiquer encore quelques aspects, mais globalement la Tunisie se porte bien. Oui Moody’s n’a pas fait ce qu’on appelle le panurgisme à Standard & Poors et Fitch, qui, elles se sont contentées de regarder les chiffres et on dit que selon les normes classiques, il faut rester sur nos gardes. Une deuxième mauvaise chose qu’elles ont faite, c’est qu’elles ont pris la moyenne, des pays en révolution, alors que celle-ci n’avance pas de la même façon dans les pays du Printemps arabe. Moody’s, quant à elle, a pris acte de la stabilité de notre pays, bien que des sit-in et des grèves continuent d’exister. Mais il n’existe pas de pays où il n’y a pas de grèves et c’est même, pour le cas de la Tunisie un symbole de liberté. Au lieu de voir les chiffres de la moyenne de la région, Moody’s a identifié ce qui distingue la Tunisie de ce qui se passe dans la région. Elle a trouvé que la Tunisie n’a jamais rééchelonné sa dette et qui n’a jamais dérapé. Un pays qui construit la démocratie pour améliorer l’économie. Tout cela est perçu de manière sérieuse par Moody’s. Les autres agences ont des priorités de sécurité. En revanche, Moody’s se dit, que la vraie sécurité est dans la transformation que vit la Tunisie. Elle nous a pas donné un triple A, elle a même gardé la perspective négative, mais la Tunisie est restée au niveau de l’investissement et n’a pas été dégringolée au niveau spéculatif. Or, spéculatif veut dire risques et périls. Une décision, qui doit être prise en considération en Tunisie et se dire que les autres nous font confiance. Grâce au rapport de Moody’s, tous les programmes économiques des grandes agences internationales nous contactent maintenant pour avoir plus d’informations sur la situation actuelle du pays.
Najeh Jaouadi
La majorité de l’investissement en Tunisie se fait actuellement par l’endettement.
Il nous faut un ministère d’Etat, pour avoir une vision et une vraie stratégie économique
et sociale, qui doit être communiquée au peuple. Ce que nous n’avons pas actuellement.