L’inimitable Troïka communique peu. D’aucuns avaient cru y déceler une stratégie. Après avoir enduré les trois discours de ses trois présidents, force est de constater que son mutisme apparent dissimulait une forme aggravée d’autisme.
« Légitimité », telle est la « ligne Maginot » dressée par les islamistes face à leurs contestataires. Loin d’être une ligne de défense inviolable, elle se présente comme une partition dissonante, une bien grinçante ritournelle.
Les «légitimes indéfinis» savent pourtant qu’ils ont été missionnés par le peuple pour une durée déterminée —c’est la règle en démocratie— afin de proposer au pays une Constitution à la mesure de ses aspirations. Ils s’étaient engagés, légalement et moralement, à le faire dans le délai imparti d’une année et l’un de leurs faucons avait même pris le peuple à témoin que si ses «frères» venaient à outrepasser ce bail, il avait légitimement droit et autorité de les « Dégager ».
Lorsqu’elle est ponctuée par des assassinats récidivants, une démocratie naissante se mue en régime de mort lente. Mais ceci ne semble guère disconvenir à nos gouvernants. Parmi eux certains prenaient le loisir de remonter au Déluge pour banaliser le meurtre politique et l’un d’eux, particulièrement inspiré, a osé le comparer à un accident de la route ! Le même, dans une insaisissable envolée de génie dont il est coutumier, a affirmé, sans rire, que proposer la formation d’un gouvernement de technocrates pour sortir de la crise politique actuelle, c’est se faire l’agent d’«un projet sioniste».
Ainsi, toute revendication de renouveler la périmée et périssable légitimité électorale actuelle par une légitimité consensuelle sonne comme écho aux oreilles gouvernementales : «push », « complot », «push », «complot »… lesquels sont ourdis, bien évidemment, par les malfaisants « ennemi sioniste » et les « ennemis de l’islam et des musulmans» ! Incapables de raison se munir, ces risibles hallucinations oublient que c’est bien M. Jebali, toujours Secrétaire général du parti islamiste au pouvoir et Premier ministre jusqu’au 19 février dernier, qui a proposé la formule de «gouvernement de technocrates » pour tenter et d’absorber la colère populaire née de l’assassinat de Chokri Belaïd et de sortir le pays de la crise aggravée par cette catastrophe. Qu’il soit dit en passant que son silence dans les circonstances actuelles est assourdissant. S’il ambitionne d’asseoir dans l’opinion une stature présidentielle qu’il travaille, parce qu’elle le travaille, une belle opportunité lui est à nouveau offerte de choisir la patrie même à l’encontre du parti. C’est justement ce qui distingue le partisan qui suit la foule, de l’homme d’État qui entend montrer le chemin.
Il est de routine face à un assassinat, surtout politique, de poser la redoutable question : à qui profite le crime? D’une seule voix, les « troïkistes » n’ont cessé de répéter qu’avec la légitimité, c’est la démocratie que l’on assassine. Lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Intérieur a attribué la responsabilité de ces crimes à des éléments appartenant à la nébuleuse extrémiste religieuse, sans rien nous dire de ceux qui ont planifié et financé. Ses « révélations » ont par contre montré que certains au sein de ses services ont le don de réveiller les morts puisque l’un des accusés serait décédé, arme à la main en Syrie, depuis plus de deux mois.
Cependant, peut-on avancer que ces crimes non revendiqués par les salafistes —ils s’en défendent même— leur profitent politiquement ? Difficile à dire. Ces mouvements ne cessent de répéter qu’ils rejettent autant la démocratie que le jeu électoral et qu’ils ne s’inscrivent guère dans une logique de concurrence politique classique. Néanmoins, aussi bien la signature que les messages véhiculés par ces assassinats portent la griffe de l’extrémisme islamiste.
Il n’est pas dans mon rôle, ni dans mon propos, d’attribuer la paternité directe de ces crimes au parti islamiste, mais sa responsabilité morale et politique est indéniable. Comme les discours d’embrigadement mâtinés de références religieuses, le culte du djihad et du martyr ou la stigmatisation des adversaires, les menaces tuent. Il est temps que les dirigeants nahdhaouis le sachent. Ceux qui veulent éviter au pays le scénario égyptien et entendent sauver autant la démocratie que leur parti des zélateurs islamistes, à l’intérieur comme à l’extérieur de leur mouvement, sont appelés à rompre avec les adeptes de la radicalité et de la surenchère.
Dans ce climat de dangereuse tension, où l’autisme des gouvernants paralyse autant les volontés que la parole médiatrice et médiane, ils ont à se proposer comme des acteurs d’apaisement et s’employer à construire les ponts nécessaires avec les acteurs de l’opposition et ceux de la société civile.