Éducation 4.0 en Tunisie : Combler les inégalités et former les compétences de demain

Par Dr Souhir Lahiani

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Par Dr Souhir Lahiani

 Dans un monde bouleversé par l’essor des technologies numériques et de l’intelligence artificielle (IA), l’Éducation 4.0 se profile comme une réponse audacieuse aux défis éducatifs du 21e siècle. Dans son ouvrage La guerre des intelligences (2017), Dr Laurent Alexandre prédit la fin de l’école traditionnelle, submergée par un « tsunami neuroéducatif ». Il appelle à une réforme urgente, décrétant l’éducation comme grande cause nationale pour préparer les générations futures à coexister avec l’IA et à maîtriser les technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives). « C’est l’adulte qu’il faut initier aux nouvelles technologies et à qui il faut inculquer les nouvelles clés de lecture du monde », écrit-il, tandis que les jeunes doivent acquérir des compétences repensées pour un avenir technologique.
En Tunisie, cette révolution est d’autant plus pressante que le système éducatif traverse une crise profonde. Les inégalités régionales, l’abandon scolaire massif et l’inadéquation des compétences avec les besoins du marché du travail fragilisent l’école, pourtant qualifiée par Alexandre de « magnifique institution inclusive ». Comme le futurologue Alvin Toffler l’anticipait en 1970, « les illettrés du XXIe siècle ne seront pas ceux qui ne savent pas lire ou écrire, mais ceux qui ne savent pas apprendre, désapprendre et réapprendre ». Dans ce contexte, l’Éducation 4.0, avec ses technologies numériques et ses pédagogies innovantes, offre une opportunité unique de transformer l’éducation tunisienne pour préparer la « génération Snapchat» à un monde en mutation.
Le 29 avril 2025, un panel organisé dans le cadre du Tunisia Digital Summit, intitulé « Éducation 4.0 : vers un nouveau modèle pour combler les inégalités et former les compétences de demain», a réuni experts et décideurs pour explorer ces enjeux. Cet article synthétise leurs témoignages, met en lumière les défis structurels et propose des solutions concrètes pour bâtir un système éducatif inclusif, équitable et adapté aux exigences du 21e siècle.

Une crise éducative en Tunisie
Le système éducatif tunisien est confronté à des défis systémiques qui compromettent son efficacité et son équité. En 2024, près de 44,4% des candidats au baccalauréat ont échoué, avec des disparités régionales criantes : Sfax 1 affiche un taux de réussite de 56,05% (2023), contre seulement 23,65% à Kasserine et 25,38% à Gafsa. L’abandon scolaire atteint des proportions alarmantes, passant de 69 000 élèves en 2021 à 109 000 en 2022, soit environ 300 abandons par jour, selon le rapport de la Fondation Konrad Adenauer et Sigma Conseil (2023). Ce phénomène est attribué à l’analphabétisme parental (49%), à la précarité économique (44%), à des programmes scolaires surchargés et à des infrastructures souvent délabrées.
Les coûts éducatifs croissants accentuent ces difficultés. Entre 2010 et 2023, le coût par élève au primaire a bondi de 84,8%, passant de 1090,1 à 2014,7 dinars, tandis que les dépenses en cours particuliers s’élèvent à 1,468 milliard de dinars par an. Parallèlement, le budget alloué à l’éducation a chuté de 15,9% en 2010 à 10,8% en 2023, poussant de nombreuses familles vers le secteur privé, dont les effectifs ont explosé de 500% entre 2010 et 2020. Cette privatisation croissante creuse les inégalités, tandis que la perception du système éducatif reste mitigée : seuls 38,7% des Tunisiens le jugent moderne, et 32,1% estiment qu’il motive les élèves.
Face à ces défis, l’Éducation 4.0, qui conjugue technologies numériques et pédagogies centrées sur l’élève, apparaît comme une solution prometteuse pour réduire les disparités et doter les jeunes des compétences nécessaires à un monde globalisé.

Qu’est-ce que l’Éducation 4.0 ?
L’Éducation 4.0 se distingue des modèles éducatifs traditionnels par son intégration des technologies numériques, telles que l’intelligence artificielle, les plateformes d’apprentissage en ligne et les outils personnalisés, ainsi que par son adoption de pédagogies favorisant la pensée critique, la collaboration et l’adaptabilité. Mohamed Jemni, représentant de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO), explique que ce paradigme transforme l’éducation dans le monde arabe en rendant l’apprentissage plus accessible. « Grâce à des solutions comme les MOOCs et les outils d’IA, nous pouvons personnaliser l’enseignement et atteindre des populations jusque-là marginalisées », affirme-t-il.
Maledh Marrakchi, expert en Éducation 4.0, précise que ce modèle met l’accent sur les compétences du 21e siècle, telles que la résolution de problèmes, les compétences numériques et la créativité, rompant avec l’apprentissage par cœur. « L’Éducation 4.0 ne se contente pas d’introduire la technologie, elle repense les processus d’apprentissage pour préparer les élèves à un monde où l’IA est omniprésente », souligne-t-il. Ce paradigme ambitionne de rendre l’éducation plus inclusive et adaptée aux besoins individuels, en particulier dans des contextes marqués par des ressources limitées.

Réduire les inégalités grâce à l’Éducation 4.0
Hélène Guiol, cheffe du Programme Éducation au Bureau régional de l’UNESCO pour le Maghreb, met en lumière les obstacles à une éducation inclusive en Tunisie et dans la région. « L’abandon scolaire et la faible maîtrise des compétences de base, comme le calcul à la fin du primaire, sont des défis majeurs, exacerbés par des facteurs sociétaux comme la précarité économique », explique-t-elle. Lors du sommet mondial sur la transformation de l’éducation à New York en 2022, les pays du Maghreb se sont engagés à réformer leurs systèmes pour adopter une approche moderne, centrée sur l’apprenant et soutenue par la technologie. L’Éducation 4.0, avec ses outils d’apprentissage personnalisé, offre une réponse à ces enjeux en adaptant l’enseignement aux besoins spécifiques des élèves, renforçant leur engagement et leurs performances.
Guiol évoque également l’Éducation 5.0, qui intègre des dimensions environnementales et des compétences transversales, comme l’éducation à la citoyenneté et au développement durable. « Ces approches permettent de former des jeunes capables de contribuer à une société résiliente face aux défis numériques et environnementaux », ajoute-t-elle. Cependant, elle insiste sur les conditions de réussite : une formation rigoureuse des enseignants pour intégrer l’IA et les outils numériques, un accès équitable aux technologies, notamment dans les zones rurales, et des mesures pour garantir la sécurité numérique et le bien-être des apprenants. « L’apprentissage numérique est un pilier des réformes éducatives, mais il doit être déployé avec précaution pour préserver l’équité et la qualité », conclut-elle.
Skander Ghenia, Directeur général du Centre national des technologies en éducation (CNTE), partage une vision ambitieuse pour combler la fracture numérique, particulièrement dans des régions comme Gafsa et Kasserine, où l’abandon scolaire est préoccupant. « Environ 4000 des 6000 établissements scolaires sont désormais connectés à la fibre optique ou au VDSL, grâce à des partenariats avec Tunisie Télécom et Ooredoo », explique-t-il. Le projet Godet, en collaboration avec le ministère des Technologies de la communication, vise à éliminer les zones blanches, avec des perspectives d’adoption de la 5G à moyen terme. Depuis quelques mois, 2300 classes mobiles, équipées de tablettes et de Wi-Fi, ont été déployées dans les collèges et lycées, et 2500 établissements bénéficient de réseaux locaux pour une administration numérique.
Ghenia reconnaît toutefois des défis persistants, notamment la maintenance des équipements et la connectivité des écoles primaires, souvent limitée à la 3G ou 4G. « La crise de la Covid-19 a révélé nos lacunes, mais elle a aussi accéléré notre engagement à équiper les établissements et à intégrer l’IA dans les programmes scolaires », confie-t-il. Ces efforts visent à garantir l’égalité des chances et à révolutionner les méthodes pédagogiques pour un enseignement inclusif et modernisé.
Maledh Marrakchi s’appuie sur des initiatives internationales pour inspirer la Tunisie. Il cite l’exemple du Nigeria, où un projet pilote utilisant l’IA générative a permis à des élèves d’atteindre en six semaines un niveau d’anglais équivalent à deux ans d’apprentissage classique. « Ce succès montre l’efficacité de l’IA lorsqu’elle est encadrée par des enseignants formés », souligne-t-il. Il évoque également les États-Unis, la Chine et la Corée du Sud qui, dès 2025, généraliseront l’enseignement de l’IA dès le primaire. Pour Marrakchi, la Tunisie doit s’inspirer de ces modèles en combinant formation des enseignants, intégration précoce de l’IA et accompagnement pédagogique pour bâtir un système éducatif inclusif.

Former les compétences du 21e siècle
Saoussen Krichen, Directrice générale du Centre de calcul El Khawarizmi et du Centre de publication universitaire, détaille la transformation digitale de l’enseignement supérieur tunisien, qui compte 305.000 étudiants et 28.000 enseignants. « Notre stratégie repose sur un cloud dédié, des équipements réseaux performants et huit domaines prioritaires pour digitaliser les services », explique-t-elle. La plateforme « Elm » (E-Learning Mentor), qui sera opérationnelle bientôt, centralise les ressources pédagogiques et propose un accompagnement personnalisé via l’IA. Un supercalculateur, prévu pour avril 2025, marquera une avancée majeure en soutenant la recherche en IA et la coopération internationale.
Krichen met l’accent sur la formation des enseignants, essentielle pour cette transition. « Nous organisons des sessions régulières avec les universités pour former les enseignants à la gestion de projets numériques et aux technologies cloud», précise-t-elle. Elle évoque également une polémique récente sur l’utilisation de l’IA dans les cours, où certains étudiants revendiquent son usage tandis que les enseignants craignent une perte de créativité. En réponse, un guide éthique, élaboré avec l’ALECSO, promeut une utilisation responsable de l’IA. « Il s’agit d’apprendre à interagir avec ces outils pour enrichir les compétences intellectuelles, pas pour les interdire », insiste-t-elle.
Mohamed Jemni (ALECSO) souligne le rôle de la transformation digitale dans l’Éducation 4.0. «Notre référentiel arabe pour la digitalisation des universités guide les pays dans cette transition», explique-t-il. La Semaine arabe de l’apprentissage du codage a formé 50.000 enseignants et touché 3 millions d’élèves, promouvant la programmation et l’IA dès le primaire. Henni insiste sur la capacité de l’Éducation 4.0 à atteindre les zones rurales, malgré l’hétérogénéité du monde arabe. « Une gouvernance solide et une formation continue des enseignants sont cruciales pour une utilisation éthique et inclusive des technologies », ajoute-t-il.
Maledh Marrakchi approfondit la dimension pédagogique de l’Éducation 4.0. « L’IA permet un apprentissage personnalisé, adaptant les contenus aux besoins individuels dans des classes surchargées », explique-t-il. Cette approche, soutenue par les cadres de compétences de l’UNESCO, transforme l’accès à l’éducation et améliore sa qualité, en particulier dans les contextes défavorisés. « L’Éducation 4.0 prépare les apprenants à un avenir technologique tout en garantissant l’équité », conclut-il.

Défis de mise en œuvre
Skander Ghenia souligne les obstacles techniques, notamment la maintenance des équipements et la connectivité limitée dans les zones rurales. « Nous devons investir continuellement pour garantir un accès équitable aux technologies », affirme-t-il. Saoussen Krichen insiste sur la formation des enseignants, confrontés à des défis éthiques et pédagogiques. « Certains enseignants hésitent à adopter l’IA, craignant qu’elle ne remplace leur rôle. Nous devons les accompagner pour qu’ils deviennent des coachs numériques », explique-t-elle. Le Centre de Formation continue déploie des programmes à distance, mais une culture numérique plus large reste à développer.

Perspectives et leçons internationales
Maledh Marrakchi met en lumière la stratégie nationale tunisienne à l’horizon 2030, qui vise à intégrer l’IA pour réduire l’abandon scolaire (100.000 élèves par an) via des analyses prédictives et à renforcer l’équité face à la montée du secteur privé. « L’IA peut transformer les pratiques pédagogiques et réduire les disparités régionales », affirme-t-il. Hélène Guiol (UNESCO) insiste sur l’importance des cadres de compétences en IA et des diagnostics inclusifs. « L’étude nationale menée en Tunisie est un exemple remarquable, mais nous manquons encore de recul pour évaluer l’impact des initiatives numériques », note-t-elle.
Hend Ezzeddine, PDG de HumanTech, partage des exemples internationaux. En Australie, le programme Creative Bytes (2024) a amélioré l’accès au STEM en zones rurales, augmentant la compréhension de la programmation de 45,3% à 74,1%. En Argentine, un système d’alerte précoce basé sur l’IA a réduit l’abandon scolaire de 30% dans la province de Mendoza. En Inde, la plateforme MindCraft a boosté les scores des élèves de 40% grâce à un apprentissage personnalisé. « Ces initiatives montrent qu’impliquer les enseignants et évaluer rigoureusement les technologies sont des clés pour garantir leur impact », conclut Ezzeddine.
L’Éducation 4.0 offre à la Tunisie une opportunité unique de surmonter les inégalités et de préparer les compétences du 21e siècle. Les témoignages du panel soulignent l’urgence d’investir dans les infrastructures, de former les enseignants et de sensibiliser les communautés pour une adoption inclusive. Les panélistes proposent de lancer des programmes pilotes dans les régions défavorisées, combinant technologies accessibles et approches communautaires. En s’inspirant des succès internationaux et en renforçant la collaboration intersectorielle, la Tunisie peut bâtir un système éducatif équitable, innovant et prêt pour l’avenir. γ

Références

  • Alexandre, L. (2017). La guerre des intelligences : comment l’intelligence artificielle va révolutionner l’éducation. Jean-Claude Lattès.
  • Rapport de la Fondation Konrad Adenauer Tunisie et Sigma Conseil, 2023.
  • Données du ministère de l’Éducation tunisien, 2023-2024.
  • Contributions des panélistes : Mohamed Jemni, Hélène Guiol, Skander Ghenia, Saoussen Krichen, Maledh Marrakchi, Tunisia Digital Summit2025.

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