En ces temps d’inquiétude, à un moment où tout le corps enseignant est contesté, attaqué, vilipendé, il est facile de dresser un réquisitoire contre l’école telle qu’elle est gérée. Tout le monde se presse au chevet du «corps malade». On ne compte plus les opinions sur un modèle jugé responsable de l’explosion des catastrophes sociales. Bref, la seule querelle qui vaille en ce moment dans le pays porte sur les causes de l’impasse dans laquelle s’est enfermée la politique éducative. Mais les coups de pioche avaient commencé bien avant. Le débat sur l’éducation, preuves historiques à l’appui, n’est pas né aujourd’hui, il est depuis l’indépendance consubstantiel à notre pays, où le pouvoir central a toujours veillé à imposer ses règles et ses idéologies. En 1957, le Président Bourguiba avait formé une commission pour réformer l’enseignement. Au sein de cette commission, deux courants «idéologiques» s’affrontaient : celui de Lamine Chebbi, Mohamed Bakir et Mohamed Mzali, qui défendaient l’arabisation totale de l’enseignement, et celui que défendaient Mahmoud Messaâdi et plusieurs jeunes intellectuels en prônant un bilinguisme renforcé. « L’arbitrage de Bourguiba, disait Mohamed Mzali dans ses mémoires, «Un Premier ministre de Bourguiba témoigne», fut en faveur de cette deuxième option ». Messaâdi fut, en conséquence, nommé ministre de l’Education nationale, le 8 mai 1958. Depuis, il n’y a eu ni de grandes querelles ni de cruelles collisions d’agendas. Jamais les protagonistes du dialogue sur la réforme de l’enseignement n’ont été, à cette époque, aussi unanimes pour réclamer un clap de fin sur cette question. Ce n’est qu’en 1976, lors d’un troisième passage de Mohamed Mzali au ministère de l’Éducation nationale que tout a déraillé, et nous voilà face à une arabisation bête, pesante, obstinée et absurde où les intégristes et les réactionnaires sont satisfaits de leur ratage, entêtés dans leur nullité et attachés à leur «analphabétisme bilingue ! » Plus cela rate, plus ils ont l’espoir que leur politique marche. Aujourd’hui, tous les Tunisiens sont unis dans leur rejet d’un système en bout de course, inchangé depuis cinq décennies et qui a subi une érosion inquiétante, qui se manifeste dangereusement dans une délinquance juvénile galopante.
Au-delà de ces mécontents qui entendent ne rien «lâcher», au-delà des violences sur fond d’incivisme et d’irrespect, la crise de l’école a battu son plein, déclenchant une controverse nationale sans précédent, car elle touche à l’essentiel : comment restaurer l’autorité de l’école dans un pays dont les fractures sociales n’ont cessé de se creuser, attisant frustrations et colères ? Et comment y parvenir quand les enseignants sont l’objet d’une défiance abyssale ?
Cette politique éducative, instaurée par Mohamed Mzali et renforcée par quelques ministres de l’Education pendant le règne de Ben Ali, déliquescente aujourd’hui, portait en elle, dès sa naissance en 1976, les germes de son échec. Il faut regarder les choses en face. Ce modèle est épuisé, le bateau de l’école ivre. La situation n’a jamais été aussi critique et la crise est éducative autant que sociale. Cette tornade n’a pas encore renversé définitivement la table dans la société, mais elle progresse partout autour de nous. La situation sera-t-elle propice à la réflexion sur le renouvellement d’un modèle défaillant? On l’espère, surtout qu’il est impossible de continuer sur cette même trajectoire sans qu’on discerne les voies d’un changement acceptable. Mais il faut reconnaître que réformer un système vétuste et délabré ressemble aux travaux d’Hercule. Il faut, à la fois, beaucoup d’énergie et de patience pour y arriver et vaincre plusieurs obscurantistes religieux et linguistiques.