« Aimez-vous les enfants ? ». Telle est la première question posée aux éventuels enseignants à l’Ecole américaine. Le critère pourrait sembler quelque peu curieux mais sans l’aptitude à l’entretien d’une relation de qualité avec les enseignés, il vaut mieux choisir un autre métier. Outre l’ambiance propice aux études, l’école assure l’initiation à une série d’activités récréatives, ludiques, environnementales et artistiques.
Parmi les dernières en date, figure une épreuve de cinq kilomètres parcourus à pied. Mais ni la musique, ni la poésie, ni le chant ne sont absents. Or les rapports établis entre ces champs artistiques et la vie, déploient un domaine d’exploration aux dimensions infinies. Cet écrit aborde la façon dont « les sanglots longs du violon » désamorcent et absorbent ceux d’un enfant.
Elève à l’Ecole américaine, où les enseignants assurent un bon niveau de formation, Y, âgé de neuf ans, joue, déjà, fort bien au violent. Il pratique le yoga, le judo et la natation. La flûte vient d’ajouter sa mélodie à ses divers savoir-faire. Ce jour-là il exécutait, at home, la neuvième symphonie de Beethoven quand, soudain, l’un des jeunes convives lui arrache, des mains, l’instrument. Il essaye de retenir l’objet de sa passion mais le relâche pour éviter de le briser entre sa menotte et celle de l’invité. Navré, il répète, en vain, « non, non, tu vas le casser ; il appartient à l’école ! ».
En désespoir de cause il regagne son alcôve, le visage dressé vers le ciel et la gorge nouée par un sanglot étouffé. Belle, avec le nez à la grecque et les yeux à l’algéro-tunisienne, sa mère accourt au secours de son amour. Outrée, mais calme, elle ramène à la raison le responsable du remue-ménage, récupère, doucement, le violon et le remet à son adoré.
Avec une attention auréolée d’affection, elle tâche de rassurer Y par cette judicieuse et intelligente explication : « il a commis une bêtise mais nous ne pouvons pas lui en vouloir. Il a douze ans et en réalité, c’est un tout petit enfant à cause d’un problème de sang chez ses parents. Il n’était pas en mesure de contrôler son impulsivité ». Dés sa réception du violon, Y s’était mis à jouer, tout bas, sa partition préférée. Quand sa maman parlait, il écoutait, certes, mais sans jamais cesser un seul instant d’investir l’essentiel de son attention dans l’ambiant musical du violon. Ce jeu tout bas recèle une signification d’une importance extrême car, à ce moment crucial, Y jouait pour lui-même.
Ce, quant à soi, coupe les ponts avec un lieu du monde social d’où provient la vexation. D’autres, plus âgés, auraient grillé une cigarette ou ingurgité une boisson alcoolisée pour désamorcer la tension provoquée par l’agression.
Ce recours à la musicalité pour le retour à la sérénité, confie au rythme berceur le soin d’effacer les pleurs. Le yoga parvient au même résultat.
Le refuge musical rappelle ces vers de Baudelaire : « La musique souvent me prend comme une mer ! /vers ma pâle étoile / sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, / Je mets à la voile ». Avec sa plongée dans la musicalité Y enjambe le seuil dressé entre le mal-être subi et la paix de l’esprit.
Comment produire les notions de paradis et d’enfer sans prendre appui sur l’expérience vécue de pareille structure binaire ? A l’origine était le rythme duel fut-il cardiaque, respiratoire ou émotionnel. Selon Guillaume Apollinaire « la joie venait toujours après la peine » et Nietzsche, tel un merle moqueur, demandait à l’humanité : « A quoi sert votre orgueil du matin et votre résignation du soir ? ».
Les rites de passage parmi lesquels figurent la circoncision ou le mariage, suggèrent la joie et la mort soudaine de l’être cher, entraîne la pire des peines. Quand survient la joie elle incite à saisir la darbouka. Les arts greffent leur être-là sur l’existence des cinq sens. N’était l’oreille, organe de l’audition, nul n’aurait inventé le violon.
Avec celle de la flûte associée au tambour sa présence illumine la nuit et son absence assombrit le plein jour.
Choftek ma naref wine
Pour cette raison, musique, danse et chant opposent la plus radicale des objections aux tenants de l’inquisition. Elle remet en question le sinistre « la yajouz » aux pays de la guigne où plus rien n’est permis. Les exemples quotidiens de l’interdit malsain et draconien sont foison. De passage devant la boutique du poissonnier à la barbe fleurie trois jeunes gens chantent et rient. A tue-tête ils répètent « ama fi bab Soukia valla fil Halfaouine ». Le marchand lève les yeux de sa balance, lance au trio chantant un coup d’œil plutôt méchant et marmonne « aoudhou billahi minachaytane errajime ». Dans son esprit où loge, déjà, Baghdadi, ces trois « voyous » et l’Eve de leur imaginaire coupable, incarnent le diable. La damnation de la chanson pourtant savoureuse et cette façon de chercher à la réduire au silence aménagent le décor de la mort.
Alors, cher enfant, ne renonce jamais à ton violon. D’ailleurs le rythme a si bien partie liée avec la vie qu’il investit, par la bande, l’éthos théocratique où prospère la psalmodie coranique. Aucune barrière profane ou sacrée ne résiste à l’irrésistible poussée de l’ouragan rythmique. La voix du canon a beau étouffé celle du violon, la mondialisation de la musique, de la danse et du chant lance un appel solennel à la fraternisation universelle.
Le violon absorbe les pleurs personnels de Y et la musique résorbe une part du malaise collectif. Dans les deux cas il s’agit de congédier ou, au moins, de limiter les dégats sur la voie où le réel court, toujours après l’idéal. Rien ne parviendra à jamais à séparer l’être et le devoir-être.