Le moins qu’on puisse dire c’est que c’est un mois de Ramadan pas comme les autres. Le renversement du président égyptien à quelques jours du début du mois sacré ne finit pas de réverbérer en Tunisie comme ailleurs : lancement du mouvement Tamarrod-Tunisie, coup de gueule de Rached Ghannouchi, appel à l’effusion de sang par le nahdhaoui Sahbi Atig …
Face à cette actualité foisonnante et pas tout à fait rassurante, la BBC comme International Business Tribune focalisent sur un élément avant tout autre : la prochaine disparition sous les dunes du site près de Tataouine qui a servi de décor pour la ville de Mos Espa dans Star Wars, épisode 1 : La Menace fantôme.
Le Ramadan étant, en principe, une période propice à la méditation, je me contenterai de rappeler au lecteur que Mos Espa est la ville d’origine d’Anakin Skywalker, le jeune esclave assoiffé de liberté qui va plus tard passer du côté obscur de la Force en devenant l’effroyable Dark Vador, et lui laisserai le soin d’y trouver le métaphore qu’il voudra …
Aussi passionnant que le destin de la cité imaginaire de George Lucas puisse être, d’autres médias trouvent quand même un peu de place pour la vraie Tunisie. TIME, notamment, relève que :
S’il y a un pays qui observe les violences qui secouent l’Égypte depuis quelques semaines avec une appréhension particulière, c’est bien la Tunisie, le pays qui en janvier 2011 a été le détonateur du Printemps arabe. Le président égyptien ayant été renversé par l’armée et embastillé avec plusieurs autres membres des Frères musulmans, Ennahda se retrouve bien seul : il est désormais l’unique parti islamiste au pouvoir dans la région. C’est une position plutôt anxiogène, d’autant qu’une nouvelle révolte reste possible et que certains n’hésiteront pas à se servir de l’exemple de l’intervention de l’armée égyptienne…
Par contre, pour Marwan Muasher, vice-président du Carnegie Endowment for International Peace, qui signe une tribune dans le Financial Times, c’est l’Égypte qui devrait regarder vers la Tunisie et non l’inverse :
L’Égypte est plus divisée que jamais. Toutes les parties – des islamistes jusqu’aux laïcs – campent sur leurs positions, chacun cherchant à sortir vainqueur de la bataille pour le pouvoir et refusant de faire le moindre geste d’ouverture et de compromis. Si cela continue, l’Égypte risque de devenir une nouvelle Algérie. Mais elle ferait mieux de suivre les traces de la Tunisie.
[…]
À ce stade, deux chemins possibles se présentent à l’Égypte. Soit elle suit l’itinéraire tunisien en mettant sur pied un gouvernement de coalition pluraliste, au sein duquel des tensions sont certes présentes mais qui réalise des progrès indéniables, soit elle suit l’itinéraire algérien, qui aboutira à une profonde polarisation, voire à la guerre civile. […]
Si les forces laïques s’accrochent au principe du « winner-takes-all » (c’est le gagnant qui rafle tout) et les islamistes refusent d’apprendre de leurs erreurs, ce sera le retour à la case départ.
Dans The Independent, le journaliste vétéran Patrick Coburn tire du cas spécifique de l’Égypte des conclusions plus générales :
Les révolutions, comme les batailles, sont gagnées par ceux qui font le moins d’erreurs. Lors des soulèvements du Printemps Arabe toutes les parties ont surestimé leurs propres forces et ont fait des paris démesurés. En Égypte, M. Morsi et les Frères musulmans ont fait preuve d’un génie pour l’auto-destruction qui ferait siffler d’admiration un lemming.
[…]
Une période anxiogène pour Ennahdha
Toutes les révolutions mobilisent des gens très différents les uns des autres qui serrent momentanément les rangs face au statu quo et se tournent vers des alliés étrangers avec lesquels ils n’ont que peu de choses en commun. Les Américains auraient-ils gagné leur Guerre d’Indépendance sans l’appui d’une grande alliance dirigée par les Français ? Ou alors supposons que le haut commandement militaire allemand n’avait pas choisi de mettre Lénine dans ce fameux wagon plombé afin qu’il puisse faire son chemin vers la Russie en 1917 ? Les révolutions russe et américaine auraient tout de même eu lieu, mais leurs résultats et leurs héritages auraient été différents.
Les révolutions exigent un élément d’aveuglement volontaire de la part de leurs protagonistes – il ne faut pas qu’ils regardent de trop près les motivations et les intentions de leurs alliés temporaires. Mais lors du Printemps Arabe, les différences entre les divers adversaires du statu quo étaient dès le début absurdement grandes, et cette fracture n’a fait que s’aggraver depuis.
Dans un volumineux dossier consacré aux révolutions arabes, deux ans et demie après l’étincelle tunisienne, The Economist tente lui aussi de forger une vision plus globale. Et contrairement à ses habitudes, plutôt conservatrices, l’hebdomadaire britannique exprime une étonnante verve révolutionnaire. Extraits:
Dans le monde arabe, l’ambiance est morose. Certains […] craignent que, après avoir perdu le pouvoir en Égypte, les Frères musulmans et les autres groupes aux fortes tendances religieuses qui avaient si bien tiré profit du Printemps arabe deviendront encore plus combatifs. Beaucoup soupçonnent que les islamistes ont l’intention de suivre la voie tracée par la révolution iranienne il y a trois décennies, et que pour ces gens-là la démocratie n’est qu’un moyen de légitimer une nouvelle forme d’autoritarisme.
Pourtant les islamistes arabes eux aussi déplorent la manière dont la situation évolue. Après avoir passé des décennies dans l’opposition, ils font un dur apprentissage du pouvoir dans plusieurs pays. Transformer des idéaux religieux en choix politiques concrets n’est pas chose facile lorsque les islamistes eux-mêmes sont loin d’être d’accord sur ces idéaux, et encore moins face à une résistance acharnée et implacable, que ce soit de la part des anciennes bureaucraties ou de la part des élites laïques. Néanmoins, le renversement de Mohamed Morsi par la force militaire conjuguée à un mouvement de rejet populaire a été un véritable choc pour les islamistes.
D’autres s’inquiètent moins des intentions des islamistes ou du danger de polarisation politique que du désordre des processus de transition, qui s’éternisent sans avoir, jusqu’à présent, fait quoi que soit pour atténuer les problèmes sociaux qui étaient à l’origine de tous ces bouleversements.
[…]
Bref, jusqu’ici le bilan du Printemps arabe paraît tout à fait négatif. Mais selon nous une telle évaluation serait prématurée. Car la vague de changement ne fait que commencer. A en juger par l’expérience d’autres pays, ces transitions ne sont pas l’affaire de quelques mois mais de plusieurs années, voire plusieurs décennies.
[…]
L’histoire européenne peut offrir quelques leçons. En 1848, les citoyens de la Sicile se levèrent pour se débarrasser d’un tyran détesté. Après avoir maîtrisé ses troupes, ils ont proclamé une constitution et un parlement élu. Ce fut le premier d’une longue série de soulèvements, une cinquantaine en tout, qui a fait trembler les dirigeants de tout le continent. La république sicilienne n’a vécu que 16 mois, et au bout de deux ans toutes les autres révoltes avaient également été écrasées. Il n’y a qu’au Danemark que les révolutionnaires ont eu un certain succès : le roi a accédé à leurs demandes pour une monarchie constitutionnelle.
Cependant, les braises de la révolution couvaient encore. En l’espace d’une génération après 1848, l’ensemble de l’Europe était radicalement transformée. De nouvelles nations comme l’Allemagne et l’Italie étaient nées, définies par des frontières ethniques plutôt que dynastiques. L’esclavage et le servage avaient été abolis. Les monarchies héréditaires battaient la retraite devant la démocratie libérale.
Un siècle plus tard, en mai 1968, l’irruption de la colère de la jeunesse à Paris a lancé une nouvelle vague de protestation populaire. Les effets immédiats n’ont pas été particulièrement marquants, mis à part l’arrivée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie et l’adoption généralisée des blue-jeans, de la musique rock et des notions de liberté individuelle. Pourtant, dans les années qui ont suivi les dictatures sont tombées les unes après les autres, d’abord dans le sud de l’Europe dans les années 1970, puis en Amérique du Sud dans les années 1980 et enfin à travers l’empire soviétique à la fin de la même décennie.
[…]
Si l’histoire peut nous enseigner une chose, c’est que des vagues comme le Printemps arabe ne peuvent pas être refoulés. Paul Salem, directeur du Centre Carnegie à Beyrouth, estime que la région a déjà subi un changement de paradigme : « Une transformation massive de la conscience politique a été gravée dans les esprits par le sacrifice et l’héroïsme. Plus personne ne peut douter que ce que l’opinion publique arabe veut, c’est des gouvernements élus qui obéissent aux règles constitutionnelles ».
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)