Notre pays a connu des évènements majeurs au cours des derniers mois. La disparition du Président Béji Caïd Essebsi a été à l’origine du lancement d’un marathon électoral de manière prématurée qui a commencé avec le premier tour de l’élection présidentielle le 15 septembre, les Législatives le 6 octobre et le second tour de la Présidentielle le 13 octobre 2019. Les résultats auxquels nous sommes parvenus ont été à l’origine de sentiments controversés, de lectures et d’analyses divergentes et de passions nourries.
Pour certains, ces élections ont ouvert notre pays sur l’inconnu avec la montée de forces radicales avec des programmes aux contours peu clairs et qui pourraient remettre en cause, pour certains d’entre eux, notre modèle de société. Ainsi, de larges franges de la population sont inquiètes et pessimistes quant à l’avenir de la transition démocratique dans notre pays. Ce camp estime que les nouvelles forces politiques qui ont fait leur apparition sur la scène politique aux projets et aux analyses radicaux sont en train de remettre en cause notre expérience politique et le projet sociétal tunisien moderniste ouvert par le réformisme de la seconde moitié du 19e siècle et qui a été porté par le mouvement nationaliste avec le fondement de la construction de l’Etat post-colonial. Les élections ouvrent, selon ces analyses, l’ère des ruptures avec l’héritage du réformisme tunisien et la fin de notre expérience historique moderniste, ouverte et plurielle.
Pour d’autres, les élections de 2019 ont ouvert une nouvelle page dans l’histoire de la jeune révolution tunisienne qui lui permettra de retrouver son ardeur et sa fougue. La Révolution, selon cette thèse, a connu d’importantes dérives, ouvrant la voie à des lobbys mafieux pour prendre le contrôle et dominer un Etat affaibli. Elle a dévié de sa trajectoire et de sa pureté et a été vidée progressivement de sa charge dissidente sans être en mesure de réaliser les revendications des jeunes révolutionnaires de l’hiver 2011. Ces élections ouvrent par conséquent une page nouvelle qui va permettre au processus révolutionnaire de retrouver sa charge subversive et sa lueur des premiers jours.
Ainsi, les appréciations des résultats divergent et s’opposent. Entre les inquiétudes et les peurs des uns et la joie et l’allégresse des autres, il est difficile de construire des passerelles et des convergences.
Mais, au-delà des différences et des oppositions des grilles de lecture, la principale préoccupation réside de mon point de vue dans notre capacité de sauvegarder notre processus de transition démocratique. Plus particulièrement, il est important de réfléchir sur les conditions nécessaires pour poursuivre cette transition et la renforcer en dépit des divergences et des oppositions.
Mais, avant de définir ces conditions, il est important de nous arrêter sur les grandes tendances qui caractérisent notre paysage politique. La première tendance concerne la chute sans précédent et la faillite du courant moderniste et centriste qui a dominé la scène politique tunisienne depuis la seconde moitié du 19e siècle et l’avènement du réformisme tunisien. En effet, aucun des partis se réclamant de ce courant n’a été en mesure de conduire son candidat au second tour de la Présidentielle et les scores des résultats de ces partis aux Législatives ont été très faibles les confinant à une représentation minime dans la prochaine Assemblée. On discutera pendant longtemps des causes de cette défaite historique et plusieurs facteurs y ont contribué dont notamment, la grande division de ces forces et leur incapacité de constituer des alliances crédibles. On peut également évoquer l’incapacité de ces forces de se renouveler et de développer un projet et une vision post-modernisation autoritaire car, faut-il le rappeler, le projet moderniste porté par ces forces s’est toujours appuyé sur un Etat autoritaire, du fait du conservatisme social ambiant. Du coup, la modernité s’est souvent ralliée à l’autoritarisme et les forces centristes et modernistes ont éprouvé les plus grandes difficultés à dissocier cette dualité et à développer un projet de modernité dans l’ère post-révolution. Ce recul des forces centristes constitue un facteur d’instabilité du processus de transition démocratique.
La seconde tendance est la chute et la défaite historique de la gauche tunisienne. Pourtant, elle a réussi après les élections de 2014 à se frayer un chemin dans le paysage politique tunisien dans le sillage du mouvement altermondialiste et des luttes globales anti-mondialisation. Ainsi, Hamma Hammami, son candidat à la Présidentielle, était aux portes du second tour et le Front populaire a réussi à constituer un groupe parlementaire qui a été le fer de lance de l’opposition au parlement. Or, les dernières élections ont été à l’origine d’une déroute sans précédent de la gauche tunisienne. Mais, cette déroute était annoncée, tellement les divisions et les luttes intestines, dont seule la gauche a le secret, ont marqué la dernière ligne droite avant les élections. Parallèlement à ces divisions, la gauche a été également victime de son emprisonnement dans un discours altermondialiste apte à la critique et à la dénonciation et totalement étranger aux réformes et aux propositions réalistes et pragmatiques de refonte de l’ordre politique, économique et social postcolonial. Cette crise a réduit son influence et ne lui a pas permis de capturer le rejet populaire des politiques et des choix de développement économique et social de ces dernières années.
La troisième caractéristique de cet ordre politique post-électoral fragmenté concerne la crise de l’islam politique et particulièrement de sa plus importante composante, le mouvement Ennahdha. Certes, le mouvement a pu maintenir son unité en dépit de grandes dissensions internes et a réussi à gagner les élections législatives. Mais, il est confronté à de grands défis dans le futur, dont le rétrécissement de sa base électorale et la montée de courants plus radicaux à sa droite et qui deviennent des concurrents aux dents trop longues. Ainsi, le courant de l’islam politique reste confronté à cette question cruciale qui concerne son tiraillement entre le rêve de revenir à l’âge d’or du califat et son inscription définitive dans le jeu démocratique en devenant une force conservatrice inspirée de l’islam. L’affaiblissement du mouvement Ennahdha et les surenchères auxquelles il est soumis par ses concurrents dans la sphère politique pourraient le pousser à quitter la position conciliatrice qu’il a adoptée lors des dernières années et qui l’a amené à partager le pouvoir avec le parti du président défunt, Nidaa Tounes, et à adopter des postures beaucoup plus radicales.
La quatrième tendance concerne la montée de forces nouvelles qui ont réussi à gagner la confiance des électeurs avec l’arrivée de deux candidats au second tour de la Présidentielle débouchant sur l’élection de Kaïs Saïed à la magistrature suprême et de leur forte représentativité à l’Assemblée. Ces courants ont réussi à capter le rejet et le refus du système et des échecs répétés de l’ordre politique postrévolutionnaire. Ils ont exprimé la révolte d’une grande partie de la jeunesse contre les rêves révolutionnaires et sa volonté de retrouver l’ardeur et la magie des jours pluvieux de l’hiver 2011. Mais, ces courants ne disposent pas de programmes et de politiques à mettre en place pour sortir de cette crise sans précédent et de l’effondrement du contrat postcolonial qui était le socle de l’Etat moderne. Ce déficit de projets est une grande source d’inquiétude sur l’avenir de la transition démocratique.
La cinquième grande tendance de ce paysage post-électoral concerne l’effritement de la confiance dans les institutions au cœur de la transition. Ainsi, les institutions de l’Etat font l’objet de manière quotidienne de tentatives d’intrusion par les lobbys et le népotisme ambiant, et perdent de plus en plus de leur aura et de la neutralité qui étaient au cœur de leur légitimation au cours de la période postcoloniale. Par ailleurs, les partis politiques et les organisations syndicales sont impuissants et incapables de résister à la dérive de la transition démocratique et à la montée de la corruption et du népotisme.
Enfin, il faut souligner la dernière tendance, probablement la plus importante, qui concerne la perte et le déclin de cette espérance qui a porté la dynamique révolutionnaire dans les premiers jours et qui a continué à nourrir les projets politiques et surtout l’engagement citoyen. Cette perte d’espoir est à l’origine du scepticisme ambiant et d’une grande mélancolie orpheline des espoirs trahis.
Ces constats montrent l’importance des défis à relever. Il s’agit d’un héritage lourd de cette première phase de transition qui peut mettre en danger la dynamique de transition démocratique. La dynamique politique se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins : soit une sortie par le haut et un renforcement de la construction démocratique qui fera de nouveaux émules après le Liban dans notre région, soit une dérive conservatrice et autoritaire qui pourrait nous ramener au grand clivage social que nous avons connu en 2013 après les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Toute la question qui se pose aujourd’hui et sur laquelle nous devons réfléchir concerne les moyens et les conditions de cette sortie par le haut et la défense de la transition démocratique.
De mon point de vue, trois conditions essentielles doivent être réunies pour poursuivre de manière apaisée et sans heurts. La première concerne le rétablissement de l’autorité de l’Etat et de son caractère civil. Ce retour de la confiance passe par le rétablissement de sa capacité à faire respecter la loi et à l’appliquer. La seconde condition est relative au retour de l’espérance démocratique qui passe par l’élaboration d’une grande vision d’avenir qui permet de renouveler les fondements de notre expérience politique et fait de la démocratie, de l’ouverture sur le monde, de la modernité, de la liberté, du pluralisme et de l’égalité, les fondements d’un nouveau projet moderniste démocratique. La troisième condition est relative à la construction du contrat social et des mécanismes non seulement de développement économique mais aussi de solidarité sociale. Le rétablissement de l’autorité de l’Etat, l’élaboration d’un nouveau projet politique et la reconstruction du contrat social sont des éléments essentiels qui permettent de rétablir la confiance et de restaurer l’espoir dans l’avenir.
Les élections de 2019 ont ouvert une nouvelle page dans l’histoire de notre pays avec des sentiments partagés entre exaltation, inquiétude et peur. Pourvu qu’elle s’inscrive dans une dynamique de consolidation de la transition démocratique et de notre ouverture sur le monde. n