Élections et transition démocratique: La Tunisie dans le miroir des médias étrangers

 Par Hajer Ajroudi

Par le succès, jusqu’ici, de sa transition démocratique, la Tunisie fait figure d’exception. Aucun pays arabe n’a réalisé un tel parcours, y compris  dans les pays ayant été touchés par la vague des révolutions populaires. Certains gouvernements soutiennent la Tunisie dans son acheminement vers la démocratie, d’autres restent neutres et d’autres encore sont accusés de vouloir saboter la transition. Les médias sont tout aussi concernés. Certains se montrent élogieux, d’autres prennent parti pour tel ou tel quand d’autres sont soupçonnés par la population de «rouler pour des gouvernements ennemis». Qu’en est-il réellement ?

A chaque crise ayant secoué la Tunisie depuis 2011, les pays occidentaux ont été actifs et se sont impliqués, via leur diplomatie, dans les négociations et la résolution des crises. Réunion des ambassadeurs avec les leaders politiques, visites de hauts responsables, etc. De leurs côtés, les médias, notamment français, ont suivi de près les évènements en Tunisie depuis la Révolution jusqu’aux à l’élection présidentielle. Comment les médias européens analysent-ils les faits ?

L’aboutissement du premier tour analysé par les médias français

Le Figaro a choisi de traiter un axe qui concerne tout aussi la Tunisie que la France, à savoir le terrorisme. Le premier éloge adressé aux Tunisiens est justement d’avoir fait face à ce danger et d’avoir ensuite voté et le quotidien voit dans la montée de Nidaa Tounes une sanction infligée aux islamistes. Le Figaro titre «Menace du terrorisme, le peuple fait fi, vote et se mobilise. Le peuple sanctionne les islamistes». Néanmoins l’article relève le manque d’enthousiasme des Tunisiens qui ont été éprouvés depuis les dernières élections du 23 octobre 2011. «En trois ans, la Tunisie a donc perdu entre un million et un million cinq cent mille électeurs. Ce chiffre traduit bien la déception perceptible dans une population qui ne voit pas ses conditions de vie s’améliorer et qui s’est lassée des joutes partisanes, souvent stériles(…). La surprise électorale, que les télévisions ont commencé à suggérer dans la soirée, serait la victoire du parti séculier Nidaa Tounes sur la formation islamiste Ennahdha, au pouvoir depuis trois ans». Il ajoute que «Nidaa Tounes, qui rassemble pour partie des anciens du régime de Ben Ali, annoncerait un changement complet de la donne politique dans le pays où est né le printemps arabe». Le Figaro dans cet article avance ainsi que l’aboutissement des législatives constituait «un pas en arrière» puisqu’il ramène au pouvoir les mêmes responsables que ceux d’avant la chute de Ben Ali, il laisse entrevoir une sorte de «déception» quant au chemin parcouru par la Tunisie et une défaillance relative aux espoirs que représentait «le pays où est né le Printemps arabe.»

Ce retour à la case départ est aussi évoqué par le journal Le Monde, que les Tunisiens accusent par ailleurs de soutenir Ennahdha et le président sortant, Moncef Marzouki. Le Monde a, en effet, publié un entretien avec Moncef Marzouki et l’a intitulé, dans sa publication du 27 novembre 2014, «Béji Caïd Essebsi, c’est le retour de l’ancien régime » et, en sous-titre, on peut lire «Moncef Marzouki, chef de l’État tunisien et candidat à la présidentielle, veut « construire une démocratie ouverte à tous.»

Thierry Brésillon écrit, le 2 décembre, dans son blog associé au site Rue89 «Béji Caid Essebsi estime que la restauration de l’autorité de l’État est indispensable pour consolider la conversion démocratique acquise par la Révolution. Selon lui, la Révolution s’inscrit dans la continuité de l’histoire tunisienne, du moins dans sa version des vainqueurs du conflit fondateur de l’ère Bourguiba». Mais pour lui cela permet d’en finir «avec la période d’exception révolutionnaire et d’un retour à la normale. De sortir du «provisoire», assimilé dans une campagne d’affichage lancée ce lundi, à la saleté, à la pauvreté et au terrorisme.

Les contours intellectuels, sociologiques et géographiques de son électorat (celui de Moncef Marzouki) épousent les lignes de fracture créées par le conflit fondateur au sein du mouvement national que la Révolution a fait ressurgir, sans les réduire. Une fracture identitaire et culturelle dans laquelle s’enracine d’ailleurs le mouvement Ennahdha.

Comme Salah Ben Youssef, en son temps, tourné vers les idéaux d’un tiers-mondisme naissant et qui s’était retrouvé assimilé aux conservateurs, Moncef Marzouki, sans doute plus laïc initialement que son adversaire du second tour se retrouve le candidat de tous ceux qui refusent cette normalisation. Ce qui permet à ses adversaires de le stigmatiser comme étant le candidat d’Ennahdha, des islamistes et des «groupes violents», d’alimenter le storytelling d’un choix entre deux projets de société, moderniste et obscurantiste et d’accuser ses partisans de soutenir le terrorisme ».

Le duel Essebsi – Marzouki sous le regard des médias français

Libération décrit le duel opposant les deux candidats comme étant pétri d’«animosité» et titre ainsi l’article «Animosité Essebsi – Marzouki». L’article détaille les accusations que se lancent les deux candidats et présente Moncef Marzouki, vu par Béji Caïd Essebsi, comme le candidat des «islamistes» et même des «salafistes djihadistes». L’article ajoute que «Moncef Marzouki considère de son côté que son adversaire — un ancien ministre de Bourguiba et président du Parlement sous Ben Ali au début des années 1990 — représente l’ancien régime renversé par la Révolution de janvier 2011.»

Le NouvelObs suit par ailleurs la même ligne évoquant les vieilles fractures. Il analyse l’issue du second tour plutôt comme un affrontement tendu que comme une concurrence. En effet, on peut lire dès les premières lignes que «l’élection présidentielle est entrée dans une phase d’affrontement politique tendue entre Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, distants d’un écart de 200.000 voix, plus réduit que prévu.»

Il analyse aussi les motivations des votes, axés sur la peur, ou plutôt les peurs de chaque camp qui se sont «exaspérées» au lendemain des résultats, toujours selon le même article. D’un côté, celui des électeurs de Béji Caïd Essebsi, la «peur des extrémistes religieux et du chaos» et, de l’autre, la «peur du retour de la dictature».

Ces passions sont révélatrices souligne l’article. Elles témoignent d’un traumatisme dû au passé et révèlent la nécessité d’avoir recours à des médiateurs. Selon Rue89, le vrai point de bascule est occulté par ces passions. «Elles accaparent les consciences fascinées par les ombres portées des traumatismes et des fractures héritées du passé et illustrent à quel point ce pays a besoin de médiateurs. Mais surtout, elles empêchent tout débat de fond et occultent le vrai point de bascule de ce moment politique.»

«La fracture du présent trouve son origine, en partie, dans le passé et précisément dans l’affrontement entre Bourguiba et les youssefistes». «La lumière du passé peut aider à éclairer le présent. Sans vouloir réduire l’histoire politique tunisienne à l’affrontement entre Bourguiba et les youssefistes, ce conflit intime du mouvement national tunisien est une matrice toujours féconde». Ainsi, l’article va au-delà de l’opposition décrite par la majorité des médias français comme un affrontement laïcs – islamistes pour creuser encore plus profondément, jusqu’aux choix conclus par Bourguiba en 1955 notamment celui d’accepter l’autonomie interne proposée par la France, « au grand dam d’une partie du mouvement national pour qui il était hors de question d’accepter autre chose que l’indépendance» précise l’article. Ce dont résultera une profonde fracture, «ils reprochaient à Bourguiba de se désolidariser ainsi du front arabe contre l’impérialisme européen, en particulier de la lutte pour l’indépendance des voisins algériens et du dirigeant égyptien, Gamal Abdel Nasser». Et l’affrontement dépassera encore une fois celui de laïcs et islamistes ou de modernistes – conservateurs pour englober aussi les nationalistes tunisiens et les nationalistes panarabes. «Pour Habib Bourguiba, conformément à sa vision destourienne, la priorité était de consolider l’État, d’entreprendre des réformes internes pour briser les carcans féodaux et intellectuels qui entravaient le développement de la Tunisie, plutôt que de s’engager dans la poursuite de ce qu’il considérait comme les chimères du panarabisme.»

De là, l’article établit le lien entre youssefistes, panarabes et islamistes, une alliance qui semble persister jusqu’à aujourd’hui et influer la scène politique. Elle expliquerait la division nord/sud et aboutirait à la bipolarisation islamistes – laïcs. «Son principal rival politique, Salah Ben Youssef, s’est fait le défenseur de l’option inverse. Alors qu’il était tout aussi destourien et francisant que Habib Bourguiba, il a agrégé autour de lui les traditionalistes issus de l’université islamique de la Zitouna, les panarabes et, d’une manière générale, tous ceux qui s’opposaient aux réformes bourguibiennes qu’ils jugeaient contraires à l’appartenance arabo-islamique de la Tunisie, aliénée par l’influence du colonisateur. Il est ainsi devenu la figure symbolique de tous les perdants de la modernisation de Bourguiba et des victimes de l’autoritarisme et de sa mise en œuvre.

Cette contestation a tourné à la guerre civile qui s’est soldée d’abord par l’assassinat de Salah Ben Youssef en 1961, puis par une tentative de coup d’État dont les protagonistes ont été exécutés le 24 janvier 1963… ».

La position d’Ennahdha

Toujours dans le même article, la position d’Ennahdha est analysée comme une position pro normalisation avec le passé plutôt que celle d’une rupture avec lui. «Or, le plus grand paradoxe de cette période, c’est que la direction d’Ennahdha penche davantage en faveur de la normalisation que de la rupture, à condition d’obtenir des garanties pour la sécurité du mouvement et de ses militants». Ce qui motiverait ce choix serait alors la peur concernant le sort de ses militants et la volonté de les protéger ainsi que de protéger le mouvement islamiste. Mais impute aussi ce choix au fait qu’ « Ennahdha n’a jamais été un mouvement révolutionnaire, mais plutôt celui d’une élite marginalisée dont la vocation est d’être réintégrée dans le mouvement national et dans le système politique. La seconde est plus tactique : une situation de tension mettrait le parti en danger en ouvrant la voie aux radicaux des deux bords et à une confrontation dans laquelle Ennahdha a peu d’atouts.»

Ennahdha convoiterait plutôt le partage du pouvoir selon l’article de Rue89. «Comme ne cesse de le rappeler Rached Ghannouchi, les mesures difficiles qu’un gouvernement devra prendre dans les prochaines années exigent une stabilité politique qu’une forme d’entente entre Nidaa Tounes et Ennahdha peut garantir. Les tractations au sommet entre les deux partis ne sont plus un secret pour personne, même si une campagne électorale n’est pas le moment pour afficher des rapprochements». Et Moncef Marzouki serait l’élément «gênant» dans une probable équation politique. «Dans le compromis historique qui s’annonce, Moncef Marzouki est l’élément gênant, surtout pour la direction d’Ennahdha. Lui qui a défendu l’idée d’un front entre islamistes et laïcs contre la dictature, voit se dessiner un rapprochement entre destouriens et islamistes pour tourner la page de la rupture révolutionnaire.»

Les élections « historiques »

L’article de Challenges parle d’élection présidentielle «historique». Et pour cause, il s’agit d’une première depuis 1956 souligne l’article. Il rappelle les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. «Habib Bourguiba se maintenait aux commandes du pays par des plébiscites avant de devenir «président à vie», et Zine El Abidine Ben Ali, qui a renversé son prédécesseur le 7 novembre 1987, n’a pas hésité à falsifier les élections durant ses 23 ans à la tête de la Tunisie, avant sa fuite en Arabie saoudite le 14 janvier 2011.»

Quant à Libération, les résultats des scrutins ne sont qu’une «fausse  victoire du camp laïc », comme  l’annonce le titre.  Mais cela est surtout destiné à la presse occidentale qui partage la Tunisie en laïcs et islamistes. «Les électeurs tunisiens ont tranché : le parti Nidaa Tounes arrive en tête des élections législatives. Contrairement à ce qu’ont affirmé une partie de la presse internationale et certains «intellectuels» militants français, ces résultats ne sont pas une victoire des «laïcs» sur les «islamistes».».

L’article va même jusqu’à préciser qu’Ennahdha n’est pas islamiste, encore moins intégriste. «Le parti Nidaa Tounes n’est pas plus «laïc» que le parti Ennahdha n’est «islamiste», voire «intégriste»». Il argumente et insiste «Nidaa Tounes se revendique davantage comme séculariste. Le terme même de laïcité est impropre dans un pays dans lequel la configuration des rapports du religieux et du politique est originale. L’État est un État civil, la charia n’est pas source de droit. Mais il s’ancre dans une confession : la Constitution version 2014, comme celle de 1959, précise que l’islam est «la religion de l’État», formulation contestée, ni par Nidaa, ni par Ennahdha. Après les élections de 2011, Ennahdha a gouverné le pays en s’alliant avec deux partis sociaux-démocrates sécularistes et deux ans de négociations, parfois houleuses, mais orientées vers la recherche d’un compromis, ont abouti à l’adoption de la Constitution la plus libérale du monde arabe.»

Il décrit par ailleurs le parti Ennahdha surtout comme «un parti de tendance islamique, libéral sur le plan économique et conservateur — voire très conservateur — sur le plan culturel», et en le comparant à Nidaa Tounes, il souligne «et qu’est-ce que Nidaa Tounes ? Un parti lui aussi économiquement libéral et culturellement conservateur, mais de tendance «moderniste», au sens d’anti-islamisme mâtiné de nostalgie bourguibienne. Le leader du parti, Beji Caïd Essebsi, s’appuie sur une légitimité charismatique et traditionnelle, en s’imposant comme unique héritier de Bourguiba. Le discours célèbre la préservation des acquis du régime précédent : la stabilité économique, la sécurité publique, l’éducation et les droits des femmes. C’est un modernisme conservateur qui défend «l’ordre des choses» tout en promettant quelques innovations.»

Quant aux votes en faveur d’Ennahdha en 2011, Libération les explique par un choix pour une «virginité politique», son discours de rupture avec le passé (…) plutôt que par un pro islamisme. Il explique les votes majoritairement pro Nidaa des législatives passées comme une sanction contre la Troïka et par peur de l’intégrisme, plutôt que par soutien au «projet de société moderniste» que propose Nidaa Tounes.

Quant aux élections et leurs symboliques, tant pour les législatives que pour le premier tour de la présidentielle, Libération en fait l’éloge. «Malgré une transition chaotique de près de quatre ans marquée notamment par des crises politiques et l’essor d’une mouvance djihadiste armée, la Tunisie a réussi à organiser des élections générales considérées comme démocratiques par la communauté internationale. 

La situation tranche avec l’essentiel des pays du Printemps arabe qui ont basculé dans le chaos ou la répression, à l’instar de la Libye ou de l’Égypte.»

Les élections tunisiennes vues par la presse algérienne

L’Algérie, appelée par certains Tunisiens la «grande sœur de la Tunisie», a, depuis la colonisation, soutenu la Tunisie qui le lui a par ailleurs bien rendu. Les Algériens et les Tunisiens ont souvent mené bataille commune contre les occupants d’hier sur les frontières. Après une décennie de guerre civile et de terrorisme, l’Algérie est aujourd’hui de nouveau concernée par ce qui se passe en Tunisie, surtout après les explosions de mines, les assassinats politiques et les fiefs de terroristes installés dans les montagnes frontalières entre les deux pays. Il est de l’intérêt de l’Algérie que la Tunisie reste stable et depuis la Révolution et le départ de Ben Ali, la presse algérienne suit de près ce qui se passe dans notre pays. Comment la presse algérienne traite-t-elle les élections et l’aboutissement de la transition démocratique en Tunisie ? Les considèrent-t-elles comme un début de stabilité en Tunisie et donc dans la région ?

Le quotidien algérien El Watan, qui a d’ailleurs suivi les évènements avec assiduité depuis des années, parle d’un scrutin dont les résultats étaient prévisibles et attendus et souligne que «la surprise n’a pas eu lieu, ni d’un côté, ni de l’autre». Et il explique l’existence d’un second tour par «le soutien des islamistes d’Ennahdha à Marzouki, d’une part et le nombre élevé des candidatures, d’autre part, ont fait que la barre des 50% était difficile à atteindre.»

Il explique que «la concurrence entre Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, c’est aussi la traduction d’une lutte à distance entre deux lobbies internationaux : l’axe Doha-Ankara qui soutient les Frères musulmans et l’axe Émirats-Algérie-Égypte plutôt proche des libéraux

Les reproches formulés à l’encontre de la presse française et algérienne de ne pas respecter la neutralité et la méfiance de nombreux Tunisiens par rapport à leurs analyses sont souvent infondés. Certes un regard critique est parfois porté à l’un ou à l’autre candidat ou encore aux deux, mais la presse étrangère, dans le duel qui oppose les candidats restants, s’appuie sur la bipolarité existante sur la scène tunisienne. La presse étrangère qui a le plus analysé les événements en Tunisie est française ou algérienne, sûrement à cause d’intérêts communs mais surtout de menaces communes.

 

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