Les résultats des élections de l’assemblée nationale constituante (ANC) du 23 octobre 2011, qui ont fait du parti islamiste d’Ennahdha la première formation politique du pays (autour de 40% des sièges et 37% des voix exprimées) ont été diversement interprétés par les analystes : vote sanction contre les élites politiques, volonté de rupture avec l’ancien régime, vote identitaire, vote populaire, vote conservateur. Mettant surtout en avant un clivage entre laïcs/modernistes et religieux/ conservateurs, ces interprétations accordent en général peu d’attention à la dimension socio-territoriale du vote. Pourtant, les résultats de ce scrutin, qui montrent de fortes différences de participation et de choix électoraux entre les métropoles côtières et l’intérieur, ainsi qu’entre différents quartiers au sein des grandes villes côtières, interrogent fortement sur l’importance des inégalités sociales et territoriales comme clé de compréhension des comportements électoraux.
En effet, si le débat politique qui a précédé le scrutin du 23 octobre a été dominé par la question identitaire et celle du rapport entre l’État et la religion, et si l’offre électorale ne mettait pas en évidence des clivages partisans clairs sur les questions socioéconomique et territoriale, cela ne signifie pas leur impertinence dans l’explication des comportements électoraux. L’absence ou le manque de visibilité de partis clairement structurés autour d’intérêts de classes ou d’une périphérie oubliée par rapport au centre ne signifie pas que les classes sociales (ou les territoires périphériques par rapport aux métropoles côtières) votent de façon similaire.
On montrera dans cet article1 à quel point la géographie du vote issue du scrutin du 23 octobre 2014 rend compte des divisions socio-économiques de l’espace tunisien et suggère de fortes différences de classes dans les comportements électoraux sans que cela s’exprime à travers un clivage gauche/droite de nature socio- économique du terme.
Géographie du vote :une marginalisation des foyers de la Révolution
Les élections du 23 octobre 2011 avaient été d’abord saluées comme un formidable succès de la démocratie tunisienne naissante, où les files d’attente interminables devant les bureaux de votes auraient indiqué un engouement général et une participation massive. Sans remettre en cause le succès de ces élections dans un pays où aucune élection « libre » n’avait jamais eu lieu, il a tout de même fallu déchanter dans la mesure où la participation n’a pas dépassé la barre des 50% des électeurs inscrits. Plus grave encore la carte de la participation indique des écarts considérables au niveau des délégations, la participation ayant varié entre 21,49% (à Beb Bhar dans la circonscription de Tunis 1) et 79,41% (à Sakiet Ezzit dans la circonscription de Sfax1). Si le taux de participation varie en fonction des circonscriptions et des critères retenus (inscrits volontaires, inscrits automatiques, ou l’électorat potentiel), de façon générale, on observe une nette différence entre les grandes villes côtières et le sud-ouest, où la participation est élevée, et les régions du centre, du nord-ouest, et de l’extrême-sud, où elle est nettement plus faible. C’est en particulier dans les foyers d’origine de la Révolution (centre-ouest, nord-ouest) que les électeurs potentiels se sont le moins mobilisés, indiquant leur marginalisation dans leur processus électoral.
Au niveau des délégations, l’analyse montre également une corrélation étroite entre le taux de participation et le niveau de développement socioéconomique des territoires. Il apparaît donc que les inégalités territoriales ont un impact important sur les niveaux de participation lors des premières élections libres de Tunisie.
La géographie des résultats électoraux fait aussi apparaître cette opposition entre les régions littorales développées et les zones intérieures. Dans les zones métropolitaines du littoral, les grands partis nationaux, à l’ancrage plus ou moins ancien, réalisent souvent leurs meilleurs scores. C’est vrai tant du parti islamiste Ennahdha que des partis tels que le CPR, Ettakatol, le PDP, le PDM ou Al Moubadara. Certes chacun de ces partis a des bases régionales ou locales plus ou moins fortes, le CPR dans les délégations de Douz, Ennahdha, dans le sud, ou encore Ettakatol dans certaines délégations du nord-ouest mais ils ont en commun des scores plus élevés que la moyenne dans les grandes villes côtières. Par opposition, les zones intérieures, au premier rang desquels les délégations du centre-ouest autour de Sidi Bouzid ou Kasserine, offrent à ces partis leurs scores les plus faibles. Dans ces zones intérieures, El Aridha ainsi que des listes indépendantes ou plus marginales obtiennent leurs meilleurs scores. Autrement dit, les partis au cœur du jeu politique – qu’ils soient islamistes ou « modernistes » – ont été plébiscités avant tout dans les grandes villes côtières, alors que les autres partis – et en particulier El Aridha – obtenaient leurs meilleurs scores dans les zones intérieures et plutôt rurales du pays.De ce point de vue, le succès d’El Aridha (6,9 % des voix et 12 % des sièges) peut être interprété comme un vote anti-élitaire de la part des régions intérieures, mais aussi de quartiers urbains pauvres, qui se sentent exclus à la fois de la modernisation économique et politique du pays.
L’analyse fait donc apparaître une double marginalisation des zones intérieures dans le jeu politique, en particulier celles du centre-ouest, foyer d’origine de la Révolution, d’une part en raison de leur faible participation en moyenne, d’autre part en raison de leur refus d’accorder leurs suffrages aux partis assimilés à l’élite urbaine et côtière du pays.
Les fondements socio-économiques du vote
C’est ce que confirme l’analyse de géographie électorale, basée sur le croisement entre les résultats du vote et les données socio-économiques des circonscriptions. Elle révèle en effet que six des sept principaux partis représentés à l’assemblée constituante ont une corrélation positive et significative avec l’indice de développement socio-économique2 des délégations, et seul El Aridha fait exception avec une corrélation nettement négative avec cet indice.
Pour autant, il serait erroné de croire que les grands partis ont une géographie similaire. En effet, malgré une meilleure implantation dans les zones les plus développées du pays, le parti islamiste se distingue des grands partis «modernistes» au niveau de sa géographie. D’une part, il se caractérise par une très forte implantation dans le sud. D’autre part, au sein des grandes aires urbaines – en particulier dans le Grand Tunis –, il se différencie très nettement par une implantation meilleure au sein des quartiers de classes moyennes et inférieures, pas nécessairement toutefois dans les quartiers les plus périphériques et déshérités où El Aridha est implanté. Bien qu’urbain, le vote Ennahdha apparaît donc plus caractéristique des quartiers moyens ou défavorisés que des quartiers plus aisés des grandes villes, au contraire des grands partis « modernistes », en particulier Ettakatol.
Les grands partis «modernistes» (Ettakatol, PDM, PDP, Afek) montrent en effet une certaine homogénéité géographique à la fois parce que leurs meilleurs scores sont obtenus dans les grandes villes côtières mais aussi, pour une part, dans les mêmes délégations au sein de celles-ci. Cela confirme la forte dispersion des voix du pôle «moderniste » au sein duquel la convergence idéologique se traduit par une forte concurrence pour capter une base électorale sociogéographique commune.
Les enseignements du scrutin du 23 octobre 2011
La géographie électorale de la Tunisie s’est donc structurée autour de deux dimensions principales, qui reflètent partiellement des oppositions politiques structurantes en devenir de l’espace politique tunisien.
La première opposition est celle entre les grands partis dominant la scène nationale qui réalisent leurs meilleurs scores dans les zones urbaines et développées et le reste du spectre politique et en particulier Al Aridha, implantée dans zones les moins développées du pays. Ainsi, émerge une forte opposition centre/périphérie dans les votes : les zones métropolitaines votent pour les grands partis dominants, pour la plupart déjà présents sur la scène politique depuis l’ère Ben Ali, alors que les zones périphériques et peu développées ont participé nettement moins au scrutin, et réfutent tant les partis « modernistes » que le grand parti islamiste, du moins en termes relatifs (puisqu’Ennahdha gagne presque partout dans le pays à l’exception justement de Sidi Bouzid, où il se classe deuxième).
La seconde opposition territoriale se situe entre les partis « modernistes » et le grand parti islamistes. Les analyses à l’échelle plus fine indiquent clairement que ces partis n’investissent pas les mêmes zones des villes : alors que les partis « modernistes » obtiennent en termes relatifs leurs meilleurs scores dans les délégations aisées, Ennahdha est implanté dans des quartiers plus populaires quoique pas nécessairement dans les quartiers les plus périphériques et les plus pauvres, où il rencontre la concurrence d’Al Aridha. Cette seconde opposition semble recouvrir une opposition sociale profonde entre classes dominantes et classes populaires, tant urbaines que rurales. De même, dans les zones intérieures, les partis s’implantent dans des régions différentes en termes relatifs : les partis «modernistes» obtiennent leurs meilleurs scores relatifs dans le nord, mais semblent presqu’inexistants dans le sud où Ennahdha apparaît presqu’hégémonique.
L’évolution du paysage politique depuis les élections de l’ANC, en particulier le rééquilibrage des forces en lien avec la montée en puissance de Nida Tounes, mais aussi avec la percée du Front populaire, est–elle susceptible de bouleverser fondamentalement la géographie électorale de la Tunisie lors des législatives ? Si, comme l’indique des enquêtes récentes, la déception d’une part non négligeable des électeurs peut sans aucun doute profiter à Nida Tounes, la multiplication des listes électorales (1327), y compris des listes « indépendantes », risque aussi de favoriser la réédition du scénario de la dispersion, et de la perte, d’un nombre élevé de voix. Plus important, même si le débat politique actuel est moins dominé par les questions identitaires et relatives au projet de société, le manque de clarté des partis en ce qui concerne leurs options économiques et sociales, peut également contribuer à orienter de nouveau l’électorat des couches défavorisées -dont les conditions n’ont cessé de se détériorer depuis trois ans-, vers des listes populistes, comme semble l’indiquer la forte poussée de l’UPL. Encore plus inquiétant, la crise de confiance des Tunisiens vis à vis de la classe politique, toutes tendances confondues, ne manquera pas de s’exprimer par une abstention croissante, posant dès le départ la question de la légitimité du nouveau pouvoir issu des urnes.
Participation éléctorale (éléctions 2011)
Résulatats éléctoreaux des principeaux partis à l'échelle des délégations
Alia Gana & Gilles Van Hamme
Chercheurs (IRMC)