Elections tunisiennes : La révolution du paysage politique tunisien ne fait que commencer

 

Par Vincent Geisser

La campagne pour les élections législatives tunisiennes s’étant déroulée sans véritables passions et mobilisations populaires, les observateurs et les acteurs politiques craignaient un taux d’abstention record. A la grande surprise générale, presque 60 % des électeurs tunisiens se sont déplacés aux urnes, démentant les pronostics les plus pessimistes. Mais ce sursaut de participation électorale ne doit pas nous méprendre sur les motivations des citoyens tunisiens, loin de l’euphorie du 23 octobre 2011, que l’on pouvait comparer à une véritable « fête démocratique ».  

En 2014, l’ambiance festive des premières élections libres de l’histoire de la Tunisie a cédé la place à une profonde résignation et surtout à un climat d’incertitude : peur du désordre social, peur du terrorisme, peur du chaos national, peur de l’avenir… C’est donc à partir de ce « terreau anxiogène » que l’on peut tenter de saisir la signification des résultats des élections législatives du 26 octobre qui ont paradoxalement fonctionné sur le mode de la dépolitisation des enjeux, sauf exception (le bon score relatif du Front populaire).

En effet, les partis programmatiques à forte légitimité historique pour leur combat contre la dictature de Ben Ali ont été totalement marginalisés dans les urnes. Le CPR, Ettakattol et même le parti El Joumhouri (pourtant très actif à l’ANC dans son opposition à la Troïka) ont été réduits comme peau de chagrin, temporairement rayés de la carte électorale. De ce point de vue, la « filiation résistante » n’a produit aucune influence sur l’électorat tunisien.

Dans un climat de peur face à l’avenir, le passé résistant ne passe plus. Au mieux, il est perçu comme une pièce de musée et, au pire, comme un fardeau. Il est vrai aussi que ces partis historiques de l’opposition à Ben Ali font figure de « petites entreprises politiques », animées par des bénévoles et sans réels moyens matériels et financiers comparés aux « paquebots électoraux » que sont Ennahdha, Nidaa Tounes ou l’Union patriotique libre (UPL).

Par exemple, la « rente présidentielle » ne semble pas avoir bénéficié au CPR qui reste, en 2014, un « parti artisanal », très loin des grandes machineries électorales et professionnelles. Le seul rescapé des partis historiques est le Front populaire qui jouit du charisme de son leader, Hamma Hammami et de son positionnement anti-élitaire (« Ni Nidaa, ni Nahdha ») qu’il pourrait perdre toutefois, en cas de rapprochement trop visible avec la nouvelle coalition majoritaire.

Contrairement à une idée reçue, le recul électoral du parti islamiste n’est pas une surprise. La direction du parti l’avait même théorisé, il y a quelques mois, en appelant à un « compromis historique » au sommet avec Nidaa et en lâchant ses partenaires de la Troïka. La direction du parti islamiste et, en particulier, Rached Ghannouchi, prône clairement une stratégie de repli sur le Parlement, renonçant à la direction de l’Exécutif.

Il n’est pas exagéré de dire que le parti Ennahdha a organisé son propre échec électoral, espérant secrètement ne pas remporter cette élection législative de manière massive. En réalité, le parti islamiste, en dépit d’une façade unanimiste, est ressorti profondément affaibli et divisé de l’expérience de la Troïka.

La principale ligne politique est désormais celle de la « survie existentielle » : composer avec Nidaa, c’est une manière pour les Nahdhaouis de se protéger de la stigmatisation et d’une éventuelle répression. Au-delà de cette stratégie de repli sur son électorat traditionnel et de compromis, ce qu’il faut retenir c’est l’incapacité totale d’Ennahdha à se transformer en grand « parti démocrate musulman », en mesure de conquérir un électorat intergénérationnel, interclassiste et bénéficiant du soutien des élites sociales et économiques qui lui restent majoritairement hostiles. Rached Ghannouchi rêvait de faire de son parti un « AKP tunisien », capable de séduire les entrepreneurs, les businessmen et les classes supérieurs pieuses et croyantes.

Sur ce plan, il a totalement échoué, par obsession du pouvoir personnel (qui empêche tout de même l’éclatement du parti) et refus de passer la main aux nouvelles générations du parti islamiste plus en phase avec les réalités sociales et économiques tunisiennes. Pourtant, l’influence politique des islamistes reste significative dans le pays. Il est fort à parier que le parti Ennahdha connaîtra dans les prochains mois des débats comparables à ceux qui ont traversé l’islamisme turc, entre Erdogan (le néo) et Erbakan (l’archéo) qui devraient déboucher sur une recomposition profonde de l’islamisme légaliste tunisien.

Dans tous les cas, Rached Ghannouchi devra passer la main, au risque de s’auto-marginaliser.

Il reste à expliquer la percée fulgurante de Nidaa Tounes. C’est une véritable success story électorale qui a bouleversé le paysage politique : en quelques mois, le « mouvement » est devenu l’acteur majeur de la vie publique tunisienne. Le mouvement a su capitaliser les déceptions et les désillusions d’une grande partie de la population, en jouant à fond sur les registres de la peur et du retour à l’ordre. Mais la force de Nidaa constitue aussi sa principale faiblesse : elle repose sur une coalition hétéroclite d’acteurs politiques aux intérêts divergents et provisoirement soudés autour d’un leader, Béji Caïd Essebsi, certes charismatique et visionnaire, mais vieillissant. Le défi à venir pour Nidaa sera donc de passer de l’état de coalition à l’état de parti institutionnel, rassemblant ses cadres et ses militants autour d’un programme commun et d’une structure cohérente. L’anti-islamisme et le modernisme peuvent constituer temporairement des mots d’ordre de mobilisation électorale mais pas assurer la pérennité du parti, à moins de se transformer en parti dominant à l’image du Destour, ce qui paraît improbable dans le contexte de démocratisation.

De plus, le mouvement Nidaa reste une organisation composite et donc fragile : les destouriens historiques et les courants issus de la gauche travailliste (UGTT), s’ils sont capables de trouver un terrain d’entente, éprouveront des difficultés à faire face aux groupes de pressions issus du RCD qui réclament leur dû et ambitionnent à contrôler tous les rouages du parti. Dans les mois à venir, le principal souci de la direction « progressiste et moderniste » de Nidaa sera donc moins de gérer leurs adversaires et leurs ennemis politiques que le retour en force  des anciens du régime Ben Ali, qui ont encore du mal à accepter leur recyclage démocratique.

 Au-delà de la bipolarisation de la scène politique nationale, largement prévisible, (le face à face Nidaa/Nahdha était attendu), ces élections nationales vont accélérer des recompositions profondes au sein même des blocs politiques, tel un volcan dont les coulées de laves finissent par produire des reliefs inédits. Il est fort à parier que la révolution du paysage politique tunisien ne fait que commencer et que les leaders d’aujourd’hui devront céder la place à d’autres.

 

 

 

V.G

Chercheur CNRS, Institut français du Proche Orient (IFPO) 

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