Elite politique : Le délitement

Deux oppositions, deux agendas politiques, deux marches de protestation en ce 15 octobre 2022, pour le même objectif et finalement, le même échec. Il y a aussi ceux qui se taisent, se cachent, scrutent les horizons et attendent un renversement de situation pour, peut-être, prendre le train en marche, si jamais il arrive. Ils sont officiellement environ 240 partis politiques agréés et au maximum une dizaine plus ou moins actifs. Le tout baignant dans un climat de crises interminables et de divisions sur fond d’égoïsmes exacerbés à l’origine du délitement de la classe politique et de sa marginalisation par Kaïs Saïed. 

Nonobstant la symbolique de la fête nationale de l’évacuation, le 15 octobre 2022 n’aura pas été le jour de la chute de Kaïs Saïed comme l’ont crié haut et fort le PDL. d’un côté, et le Front du salut de l’autre. Beaucoup de bruit pour rien, finalement. L’opposition toujours aussi divisée en petits fronts, n’arrive pas à faire le contrepoids avec Kaïs Saïed malgré la colère populaire grandissante contre lui. Pour donner du poids à leur mobilisation, Néjib Chebbi, président du Front du salut national, ne trouve pas mieux que de prendre à témoin « les chancelleries qui ont conseillé à leurs ressortissants de prendre des précautions » en ce 15 octobre 2022, jour supposé de colère nationale. Et Abir Moussi d’accuser le ministère de l’Intérieur d’empêcher ses partisans de rejoindre la manifestation. Il y a eu foule, certes, même un peu plus que d’habitude, chez les uns et les autres, mais pas assez pour « dégager » Kaïs Saïed de Carthage, comme Ben Ali.  La dispersion des groupes d’opposition était l’image marquante de ce 15 octobre, l’opposition qui s’est lancé le défi de faire de cette journée celle de la chute de Kaïs Saïed. Il est toujours là. La raison est évidente, dans la rue, il n’y avait pas le nombre suffisant de manifestants pour renverser la table du 25 juillet 2021, malgré la grogne grandissante, les menaces de plus en plus lourdes de soulèvement social et populaire et les échecs successifs de Kaïs Saïed à répondre aux attentes des Tunisiens.

Abir Moussi : « Moi et moi seule »
Hystérique, Abir Moussi le soir du 15 octobre 2022.  La journée aura été décevante pour elle alors qu’elle devait être, selon la présidente du PDL, la dernière de Kaïs Saïed au Palais de Carthage. « Ce sera toi ou moi », lui a-t-elle lancé la veille de ce samedi de célébration du 59e anniversaire de la fête de l’évacuation. Ses partisans « venus de différentes régions, affirme-t-elle, ont été empêchés de rejoindre la manifestation ». Elle n’aura donc pas eu sa « millionnaire » avec laquelle elle comptait mettre un terme au mandat de Kaïs Saïed. Trop ambitieux comme défi : Abir Moussi n’a pas un million de partisans et parmi ses sympathisants, il y a ceux qui ont décroché, contrariés par son totalitarisme dans sa stratégie d’opposition à Rached Ghannouchi puis à Kaïs Saïed et par ses mises en scène exubérantes et ses propos narquois et moqueurs contre ses adversaires. En tant que femme politique et peut-être future dirigeante, Moussi s’évertue à ne pas respecter ses adversaires et concurrents, elle perd souvent le sens de l’éthique politique quand elle les évoque en public, devant ses partisans. La battante, la femme de fer qui a tenu tête au leader des islamistes alors qu’il était au summum de sa gloire, s’est laissée prendre la tête et a fait preuve d’arrogance et d’intolérance. « Je suis le premier parti du pays et je suis la première concurrente de Kaïs Saïed aux Présidentielles de 2019 », lance-t-elle en furie devant le ministère de l’Intérieur au terme d’une journée éprouvante de protestation qui a fini avec des échauffourées avec les forces de l’ordre. Abir Moussi est déçue, elle ne peut cacher son émotion. La présidente du PDL est convaincue qu’elle est proche du pouvoir, elle veut y arriver coûte que coûte et au plus vite en mettant la pression sur Kaïs Saïed qui, depuis quelque temps, soulève des montagnes de critiques et de controverses en raison de sa gestion déplorable des affaires du pays. Elle avait promis à ses partisans quelques jours auparavant qu’elle aurait la tête de Kaïs Saïed (politiquement parlant, cela s’entend) ce 15 octobre 2022 et qu’elle ne quitterait pas la rue avant d’avoir eu gain de cause. Le soir même, elle annoncera entrer dans une grève de la faim à cause des « violences et des restrictions policières » subies par ses partisans avant et au cours de la manifestation qu’elle a essayé de faire déborder vers l’avenue Habib Bourguiba devant le ministère de l’Intérieur. 
Abir Moussi refuse de voir que la stratégie de l’attaque et de la confrontation tous azimuts ne sert plus à rien. Après plus de dix ans de crises politiques sans fin, les Tunisiens ont ras-le-bol des politiques qui se chamaillent, s’insultent, s’accusent, se lancent des menaces. Ils sont gavés de leurs interminables diatribes et vociférations. Sans le moindre projet économique, social, culturel à proposer aux Tunisiens, sans la moindre proposition sérieuse de sortie du tunnel de l’endettement et du déficit des finances publiques, sans la capacité de se présenter comme une alternative crédible. Islamistes, socio-démocrates, destouriens… n’ont pour seul objectif que l’accession au pouvoir qu’ils pensent pouvoir acquérir en diabolisant leurs adversaires. Ennahdha a réussi en 2011 contre le RCD, mais une fois au pouvoir, le mouvement et ses alliés qui ont gouverné avec lui ont montré leurs grandes limites et ont été mis à nu. Les Tunisiens l’ont vu, l’ont vécu, ils n’en veulent plus.  

Plan de réformes : le pari fou
Les mouvements de contestation vont se poursuivre, promet Abir Moussi. « Nous ne laisserons pas la Tunisie à Kaïs Saïed », clame-t-elle. Les nuits dans certains quartiers populaires de Tunis et de Bizerte connaissent déjà des affrontements avec les forces de l’ordre comme avant le 25 juillet 2021. Des menaces réelles de perturbations et d’agitations du climat politique et social, alors que la Tunisie s’apprête à enclencher un tournant historique politique et économique dans la gouvernance du pays. Sur le plan politique, ce sont les élections législatives du 17 décembre prochain qui vont mettre en place l’un des deux piliers de la démocratie de la base, la Chambre des députés, en attendant l’élection du second pilier, le Conseil des régions et des districts. Le volet économique, quant à lui, démarre avec l’accord de prêt du FMI. Cet accord, qui apporte à la Tunisie une mince enveloppe (1,9 milliard de dollars en 4 ans) comparée à ses besoins financiers, estimés entre 18 et 20 milliards de dinars, repose en contrepartie sur un plan de réformes structurelles sur quatre ans (2022-2026), élaboré par le gouvernement Bouden. Une gageure en ces temps de tensions politiques et sociales qui sont à leur plus haut niveau depuis le 25 juillet 2021. Des réformes audacieuses qui nécessitent du courage et de la ténacité de la part du gouvernement face à une Ugtt déterminée à faire bloc et à des citoyens à bout de sacrifices et prêts à en découdre avec la plus haute autorité de l’Etat pour inverser le cours désastreux de leur vie. 
Ce qu’ont proposé Bouden et ses ministres pour obtenir le prêt du FMI tient de l’audace pour ne pas dire de l’aventure politique. Il s’agit de s’attaquer à des tabous qu’aucun autre gouvernement n’a pu affronter auparavant. En l’absence de transparence du gouvernement qui se tait sur le contenu de son plan de réformes, des fuites font circuler ce qui est prétendu être les principaux termes du plan. 
Un, réduction de la masse salariale pour la ramener à 13% du PIB, soit à moins de 550 mille fonctionnaires en 2026 contre 645 mille aujourd’hui. Ce qui suppose une réduction moyenne de 20 mille fonctionnaires annuellement dès 2023. 
Deux, assainissement des entreprises publiques déficitaires, ce qui n’exclurait pas la privatisation. Les entreprises concernées sont, comme déjà connu, la Steg, la Sonède, la Stir, Tunisair, l’ETAP, la SNDP et les banques publiques. L’Etat traîne en effet ses entreprises comme des chaînes au pied alors qu’il ne peut plus assurer leurs financements ni les salaires de leurs employés. Surendetté, l’Etat contracte désormais des crédits pour payer les importations de produits alimentaires et de carburants. Une épine au pied qu’il est donc temps de retirer avec les garanties sociales qui s’imposent. 
Trois, redistribution progressive de la compensation – point de discorde avec l’Ugtt – au moyen de transferts financiers plus ciblés. 
Quatre, prolongement de l’âge de départ à la retraite à 65 ans et révision du régime des retraites de la Cnrps. 
Le plan de réformes prévoit également une amélioration de l’équité fiscale en intégrant le secteur informel et en élargissant l’assiette fiscale.
La concrétisation de ce plan de réformes douloureuses n’est pas sans risques. L’explosion sociale tant redoutée éclatera au moindre faux pas ou erreur. Déjà, une question taraude et inquiète tous les esprits : qui sont les Tunisiens qui doivent bénéficier de la compensation, sachant que la pauvreté a gagné du terrain au cours de la dernière décennie, effaçant sur son chemin une grande partie de la classe moyenne ?
Il faut souhaiter que le ministère des Affaires sociales dispose des vrais chiffres pour que les droits sociaux de chaque Tunisien soient respectés et que la paix sociale ne soit pas sacrifiée sur l’autel des recommandations du FMI.

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FMI : un accord technique en attendant décembre prochain
La nouvelle tant attendue depuis Washington est tombée samedi dernier lorsque le Fonds monétaire international a annoncé qu’il est parvenu à un accord avec les autorités tunisiennes pour soutenir les politiques économiques de la Tunisie. « Les autorités tunisiennes et l’équipe du FMI (dirigée par Chris Geiregat et Brett Rayner) sont parvenues à un accord au niveau des services sur les politiques et les réformes économiques qui seront soutenues par un nouveau mécanisme élargi de crédit de 48 mois avec un accès demandé de 1,472 milliard de droits de tirage spéciaux (équivalant à environ 1,9 milliard de dollars) », lit-on dans le communiqué publié par le FMI à l’occasion. Il faut souligner que les droits de tirage spéciaux (DTS) de la Tunisie auprès du Fonds, ne lui permettent pas d’obtenir plus de deux milliards de dollars.
Le Fonds souligne, par ailleurs, que le nouveau programme tunisien soutenu par le FMI vise à restaurer la stabilité macroéconomique, à renforcer les filets de sécurité sociale et l’équité fiscale, et à accélérer les réformes qui favorisent un environnement propice à une croissance inclusive et à la création d’emplois durables.
Si l’information a réconforté certains milieux, il n’en demeure pas moins qu’il va falloir attendre encore un peu pour voir sa concrétisation, d’autant qu’il s’agit d’un accord technique et que la décision finale reviendra au Conseil d’administration du Fonds qui ne se tiendra qu’en décembre prochain. Et là, on ne peut pas dire qu’on est à l’abri d’une surprise, les yeux du FMI seront braqués sur notre pays pour en suivre l’évolution.
Regardons le côté positif de cet accord qui va ouvrir la voie à d’autres bailleurs de fonds pour soutenir l’effort de réforme de la Tunisie qui pourra conclure d’autres accords de financement.
Reste à savoir maintenant si, comme indiqué dans le communiqué du FMI, le gouvernement va mener une campagne d’explication pour présenter les détails du programme de réformes aux Tunisiens.

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Un programme en huit points
Le FMI a rendu public le programme de réformes proposé par le gouvernement tunisien. Il est constitué de huit points :

* Renforcer l’équité fiscale en prenant des mesures pour intégrer progressivement le secteur informel dans le système fiscal et en élargissant l’assiette fiscale pour assurer une contribution équitable de toutes les professions ;
Maîtriser les dépenses et dégager un espace budgétaire pour l’aide sociale. Les autorités ont déjà pris des mesures pour maîtriser la masse salariale de la fonction publique et ont commencé la levée graduelle des subventions généralisées et coûteuses des prix, en procédant à des ajustements réguliers pour aligner les prix nationaux sur les prix mondiaux, tout en offrant une protection ciblée adéquate aux catégories vulnérables de la population (notamment par le biais de transferts sociaux) ;
Renforcer le filet de sécurité sociale en augmentant les transferts monétaires et en élargissant les dispositifs existants de protection sociale afin de compenser les ménages vulnérables de l’impact des hausses de prix ;
S’engager dans un programme complet de réforme des entreprises publiques, en commençant par l’adoption d’une nouvelle loi les encadrant ;
Accélérer les réformes structurelles visant à stimuler la concurrence et à créer un environnement transparent et équitable pour les investisseurs, en rationalisant et simplifiant les mesures d’incitation à l’investissement ;
Renforcer la gouvernance et la transparence dans le secteur public, notamment à travers un diagnostic exhaustif de la gouvernance en vue d’établir une feuille de route pour les réformes ;
Favoriser l’adaptation et renforcer la résilience aux changements climatiques en encourageant l’investissement dans les énergies renouvelables ainsi qu’à travers la gestion des terres et de l’eau (y compris les eaux usées), et en prenant des initiatives pour la protection du littoral tunisien, et des secteurs de l’agriculture, de la santé et du tourisme ;
Préserver le pouvoir d’achat des Tunisiens face à une inflation élevée et en accélération. Pour renforcer la stabilité macroéconomique, la Banque centrale de Tunisie a commencé à resserrer sa politique monétaire.-

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