Une fois parvenus à usurper l’autorité, les théocrates occupent un espace malaisé à définir par son appartenance à la gauche ou à la droite. Car ces nouveaux venus ne sont pas, du tout, à leur place. Dès lors, comment prendre au sérieux un président présomptueux, des gouvernants véreux et un Parlement fou furieux ? L’interrogation tirait le tapis sous les pieds de ces mafieux. Dans ces conditions, l’opposition à pareille ineptie concoctait un mélange d’humour noir et d’ironie. Voilà pourquoi la contestation recourait aux armes de la dérision. Au fil des années, le choix des mots désigne les processus analysés. Ainsi, le terme « gourou » contrastait-il, à juste titre, avec l’expression « grand combattant », Circonstancié, ce langage plie bagages et voyage de la déchéance à l’excellence. Explorons de plus près, ce lien établi entre « les mots et les choses ». Depuis l’insurrection de la dignité, l’usage du mot « domestique » disparaît presque tout à fait. Pour encore l’employer, il faut être éhonté. Jadis, ma mère, bien aimée, me demandait d’aller acheter « filfil bar la3bid ». Maintenant, je n’entends plus cette formulation tant le terme « esclave » écorche les oreilles vaccinées contre l’indignité. Lorsque la modification intervenait les hommes confrontaient l’avant et l’après. A son aigre-douce moitié, le mari disait : « Tu es divorcée ». Une fois le verdict, à trois reprises asséné, le tour est joué. En ces temps-là, ce lien unilatéral, apanage du « mâle », émargeait au registre de la normalité. Depuis le CSP, marqueur de la révolution éclairée, le normal devient anormal. Maintenant, la réciprocité instituée paraît aller de soi. Mais la rupture historique et culturelle n’est pas tombée du ciel étoilé tant elle advient, plutôt, contre les prescriptions associées à la religiosité.
Minoritaires, des personnalités à l’esprit en avance sur la structure sociale, assument la décision de la mutation politique et bravent la prise de risque. Cependant, la mondialisation, où les sociétés sont mises en présence, incite à les confronter. La Tunisie, l’Iran et le Pakistan se regardent.
Ici légiféra l’Ayatollah et là milita Bourguiba dont la profonde conviction remet en question l’immémoriale façon de penser, de sentir et d’agir. En effet, les citoyens d’après 1956 ne sont pas les sujets du roi. Les noms propres, inchangés, insinuent l’illusion de la continuité. Les réformateurs chevauchent le monde social tantôt statique et tantôt dynamique. Là où prévaut la coutumière dominante agraire opère une représentation de la temporalité au rythme peu scandé par la rapidité. Après avoir semé, le paysan attend.
L’industrialisation modifie la perception de l’espace et du temps. L’Angleterre invente l’expression « time is money », l’Inde, rurale, produira Bouddah car, dans l’ancienne société, l’idéal a partie liée avec l’immobilité.
« Je hais le mouvement qui déforme les lignes / Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris ». De nos jours, le yoga symbolise le retour à l’ancienne motricité pour traiter l’humanité stressée. Nous sommes, sans cesse, pressés.
Anciens et nouveaux, ces divers cas de figure illustrent la même idée : les pratiques objectives interagissent avec les dispositions subjectives. Celles-ci, influencées par les normes occidentales, oscillent entre l’adoption et le rejet. Parmi les emprunts diversifiés, figure l’ainsi nommée « laïcité ». L’Occident la définit par une égale prise de distance vis-à-vis des religions, sans avoir à les contester. Cependant, pareille acception charrie un relent issu de sa conception référée à la religion. En Tunisie, la notion de laïcité baigne dans une atmosphère culturelle à saveur coranique au plus haut point hégémonique.
De là provient l’ambiguïté infiltrée entre le signifiant et le signifié, entre les mots et les choses. Sommes-nous imprégnés de citoyenneté ? L’investigation permet d’en douter. De même, et en dépit du bourguibisme, bête noire de l’obscurantisme, un océan de machisme submerge un brin de féminisme. Par son implosion, la violence infligée aux femmes illustre la régression. Cet ambiant, propice aux cauchemars, n’empêche guère une part des revanchards, séduits, sur le tard, par l’État civil et la démocratie, de se proclamer, aujourd’hui, repentis. Albert Cossery écrit : « Ce jeune homme était-il sincère ? Le policier était près d’en convenir. Jamais l’un de ces révolutionnaires orgueilleux et obstinés, imbus de leur mission de haine et de mort, n’aurait employé un tel langage, ni surtout versé des larmes. Mais l’étrange était que cette certitude, il ne savait pourquoi, l’attristait. Qu’adviendrait-il du monde si tous les révolutionnaires se mettaient à se repentir et à s’amender ? »
Parfois, pourtant, la contestation change son fusil d’épaule en raison de la transformation. Sans repentir, d’anciens opposants au Grand combattant, tel Ahmed Smaoui, lui reconnaissent, maintenant, son apport éminent. Au contraire de cette orientation, les affiliés au « front du salut national » exhalent un relent propice à la réaction.