Par Lotfi Essid
Dans ma vie, la lecture est au centre d’une curiosité inépuisable que je renouvelle tous les jours et à chaque fois que j’ouvre un livre, objet d’une adoration continue. Outre qu’elles me procurent un énorme plaisir, mes lectures m’apprennent énormément de choses que je ne manque parfois pas d’appliquer dans ma vie de tous les jours. Hier matin, par exemple, ma femme m’a regardé d’une drôle de façon. Elle m’a trouvé assis au bord du lit après ma douche, en train de me frictionner soigneusement avec une serviette, de la racine des cheveux jusqu’à l’extrémité des orteils et des doigts ; je me frottais, je me massais, je prenais tout mon temps. Ma femme a dû interpréter ce séchage poussé comme une de ces manies qu’on attrape à l’orée de la vieillesse.
En fait, la veille avant de me coucher j’avais jeté un coup d’œil sur un petit livre que m’a offert mon ami Fethi et qui porte présomptueusement le titre Les sept lois du succès. J’aurais aussi bien pu ne jamais l’ouvrir, ce genre d’ouvrages ne faisant pas partie de mes lectures favorites. Pourtant, en le parcourant, je suis tombé sur une histoire qui n’a rien de banal. L’auteur raconte qu’un professeur de culture physique d’un ancien président américain, s’est procuré une liste de presque tous les centenaires qui vivaient aux Etats-Unis. Il rendit visite personnellement à chacun d’eux. Il leur demanda à quoi ils attribuaient leur longévité exceptionnelle. L’un d’eux n’utilisait jamais le tabac, et il donna cela comme raison. Un autre a fumé toute sa vie et vivait encore. Un monsieur s’était toujours abstenu de boire de l’alcool, tandis qu’un autre n’avait pas cessé de boire, ainsi de suite. Après avoir interviewé chacun de ces vieillards, il passa en revue les notes qu’il avait prises ; c’est alors qu’il fut surpris d’apprendre que tous ces gens-là avaient un seul point commun : chacun d’eux s’était frictionné vivement chaque jour après le bain stimulant avantageusement la circulation du sang.
J’ai appris à ne jamais dédaigner une lecture. N’ai-je pas été poussé des fois où je n’étais pas chez moi et n’avais aucune lecture sous la main, de défroisser soigneusement un emballage pour lire ce qui y était écrit?
Ces derniers temps, ma passion de la lecture devient parfois ingérable. A chaque fois que je m’arrête de lire, il m’arrive des désagréments, je deviens maladroit, je me prends les pieds dans quelque chose, un trottoir, une marche d’escalier, une chaise. C’est sans doute aussi parce qu’en conduisant, je n’arrive ni à lire ni à écrire que j’ai une dent contre la circulation. D’ailleurs, les livres sont à l’origine de tous les accidents de voiture que j’ai eus. Et lorsque je deviens piéton, inutile de vous dire les poteaux et des arbres que je me prends, en vaguant à la recherche du sens d’un mot.
Privé de lecture, je me réfugie parfois dans la réflexion. Ma façon de conduire suit alors le cheminement de mon esprit et transmet sans doute aux autres conducteurs le rythme saccadé et parfois torturé de mes pensées. J’entends klaxonner. Un conducteur qui me dépasse me lance une injure. Je me range alors sur le bas côté et continue le cours de ma pensée sur d’autres sillages.
Lorsque les devoirs m’obligent à interrompre une lecture passionnante, il peut m’arriver des choses quasi surréalistes. Je vis alors des situations inextricables, je me retrouve dans l’impossibilité, par exemple, de quitter le quartier où j’habite, comme lorsqu’on est pris dans un labyrinthe. Il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas insister et de retourner chez moi, auprès de mon livre.
Lecture du lecteur
Au bureau, à chaque fois que je suis contrarié, je cours m’emparer d’un livre, comme d’un bouclier ou d’une bouée de sauvetage selon le genre de contrariété. Je lis et relis un passage en ne pensant à rien d’autre ; et c’est seulement lorsque je me suis calmé, grâce à la lecture, que je vaque de nouveau à mes occupations.
Le livre m’a souvent aussi sorti de mauvaises passes, comme lorsque le représentant du syndic est venu me voir pour me dire que ma société d’édition se trouve dans une résidence strictement réservée à l’habitation et qu’il fallait envisager de déménager. Je lui ai répondu que mon commerce est d’un genre très particulier et que les habitants devraient être fiers d’avoir parmi eux un marchand de livres. Il a semblé convaincu, m’a souri et s’en est allé.
Parfois, mon amour immodéré du livre me révèle des déviations profondément enfouies dans mon inconscient. Vous connaissez certainement ces livres de seconde main soulignés, ourlés, décochées dans les marges ou encadrés sur toute la page. Lorsque j’achète un vieux livre ou qu’une personne me prête un livre, il arrive que je me prépare à une double lecture, celle du livre et celle du lecteur qui m’a précédé. Si la personne n’est pas excessive et qu’elle s’est contentée de souligner très peu de passages, je me trouve dans la position du voyeur qui se délecte à la révélation de quelques secrets intimes. Dans le livre que Sawsen vient de me prêter, je n’ai trouvé que deux soulignements, néanmoins très édifiants sur sa personne : Charlotte R. : petite femme qui jouit plus de l’âme que du con ; et : son prénom était une horreur, elle le savait.
Parce que je suis entouré de gens raisonnables, la littérature me permet d’échapper à la terrible conformité des hommes. A chaque fois que j’ai entre les mains un livre inattendu, je repense au courage et à la lâcheté de la littérature qui est la seule pratique au monde capable de braver impunément les interdits. Elle fait ce qu’elle peut, elle use cependant trop souvent de subterfuges et de dérobades. Je pense à tout ce que les grands écrivains auraient pu nous dire, s’il n’y avait pas ce souci, multiplié en terre d’Islam, de se protéger, de ne pas enfreindre les règles, de ne pas léser la famille et les amis, parce que ce n’est pas facile de se mettre à nu. Je pense que le malheur de l’homme est proportionnel aux tabous qui régissent la société où il vit et qui empêchent de s’épanouir, de résorber ses peurs et ses inquiétudes et d’apprendre à ses enfants la différence, la tolérance et la liberté.
Il y a de cela quelques années, il m’était arrivé une chose extraordinaire ; du jour au lendemain, j’étais en mesure de dénicher exclusivement les bons livres, sans aucun risque de me tromper dans mes choix. J’ai mis fin à quelques décennies de dispersion où je lisais sans stricte distinction. Je suis soudain devenu capable, seulement en jetant un coup d’œil sur la vitrine d’un libraire ou l’étalage d’un bouquiniste, de reconnaître le livre que je dois lire et celui que je dois éviter. J’ai commencé aussi à cultiver une prudence maladive à l’égard des mots, à sentir le piège derrière chaque verbe et à éviter les écueils que j’étais sans doute le seul à voir, à traquer les mots inutiles, les fioritures et la langue de bois.
J’avoue que j’ai parfois mauvaise conscience de m’accorder outrageusement ce privilège de la lecture. Je connais des gens qui, à chaque fois qu’ils s’avisent de lire quelque chose, ne serait-ce que l’étiquette d’un produit alimentaire, sont rappelés à l’ordre par leur conjoint, l’air de dire : il ne faut pas que la lecture nous distrait de nos soucis. Je saurai gré à ma femme de ne pas me regarder de travers quand je passe devant elle avec mes deux ou trois bouquins dans les mains. Je lui suis tellement reconnaissant, que je me sers de sa photo comme d’un marque-page pour la mêler à mes meilleures sensations de lecture.
Il est évident que ces propos ne sont pas écrits dans le but d’inciter les gens à lire ; je suis loin d’être un fétichiste du papier et je me réjouis à chaque fois je vois des jeunes lire sur la Toile. Quand aux autres, je les comprends, ils ont trop de soucis comme ça ! Je les vois regardant dans le vide dans les moyens de transport et dans les salles d’attente ; pas de livre, mais une concentration assidue que je suppose être une lecture aussi, celle du bilan, constamment actualisé, de leur triste vie.