A travers la republication de cet article, en vérité l’Editorial du numéro 175 du magazine Réalités daté du16 au 22 décembre 1988, en pleine euphorie du Changement du 7 novembre 1987, soit à peine un mois après la célébration du premier anniversaire de cet événement qui a vu le Leader Habib Bourguiba destitué par ce qu’on appelait à l’époque, un coup d’Etat médical, nous voulons rendre hommage au grand disparu, Hichem Djaïet qui en était l’auteur.
Pour mémoire, cet éditorial a valu à notre magazine d’être saisi pour la première fois de son existence. Cette saisie n’a pas empêché la distribution à large échelle de cet édito dont 150.000 photocopies ont été distribuées et lues par nos nombreux lecteurs et amis.
Points d’ombre
L’Editorial de HICHEM DJAÏET
Tous les membres de la classe politique, tous ceux qui écrivent, pensent et s’intéressent à la chose publique, la majorité du peuple tunisien, ont donné leur adhésion au« changement » opéré le 7 Novembre, comme ils ont soutenu l’effort réformateur qui s’est déployé tous azimuts depuis cette date.
Il est apparu clairement que le régime actuel fonde sa légitimité sur l’idéologie démocratique comme le précédent fondait la sienne sur la saga héroïque du combat national. Mais il y a une différence de taille entre les deux types de légitimité : dans un cas, il s’agit d’Histoire, de passé, de quelque chose qu’on peut lire et relire de mille manières mais qui reste du domaine de l’action passée, dans l’autre cas, il s’agit d’une action réelle, au présent et au futur, d’un projet qui doit être soutenu par une pratique concrète. Si la pratique vient à connaître des dérapages, des régressions ou même des voltes-faces, le régime sape de lui-même l’idéologie sur laquelle il est assis. A ce moment-là, la démocratie devient un slogan creux, un mot-fétiche qui relève de la langue de bois et auquel personne ne croirait, comme la légende nationale bourguibienne est devenue un discours obsessionnel sans contenu, creux, insensé presque.
Le fait que nous ayons donné un soutien critique à l’action en faveur de la démocratie et des Droits de l’Homme menée par le régime actuel, nous impose le devoir de mise en garde, de vigilance à l’égard de toutes menées anti-démocratiques. Il y en a eu quelques-unes que la presse indépendante a relevées, et elles sont en effet inquiétantes. Je ne vais donc pas revenir là-dessus mais aller plus au fond, plus loin encore dans la recherche de ce qui dans les agissements du régime, dès le départ, est significatif d’une tendance anti-démocratique profonde, à côté d’une volonté non moins profonde ni moins sincère dans le sens des libertés et de la démocratie.
Il y a d’abord ce mal immense, énorme, comme un chancre dans la conscience tunisienne – et arabe en général – qu’est la peur de la vérité, un mauvais rapport avec la vérité et d’où vient non seulement le mal politique dont nous souffrons mais également le mal culturel et de civilisation. Double langage, langage tordu, mensonges éhontés, vérités tronquées, falsification des choses : ce n’est pas seulement contraire à l’esprit démocratique qui exige la lumière crue jetée sur les choses, c’est une maladie de l’esprit, une mentalité “d’esclaves”, pour reprendre Nietzsche, ou la grave carence psychologique de “l’homme dominé”
Nous sommes un peuple qui ne sait pas dire oui, qui ne sait pas dire non, qui n’a donc aucune notion de la sincérité vis-à-vis de soi et du monde
Ce que nous avons appelé de nos vœux et cru déceler, c’était un esprit nouveau. Cet esprit nouveau s’est manifeste à travers mille décisions. Toutefois, il reste à n’en pas douter, une certaine mentalité autoritariste et surtout des pratiques qui posent problème. Était-il, dès le départ, nécessaire d’interdire le Ra’y pour un article que j’ai trouvé savoureux, intelligent, plein d’humour et qui manifestait admirablement à quel degré de maturité sont parvenus certains d’entre nous ?
C’était déjà mauvais signe. Résultat : le Ra’y s’est sabordé. Et une espèce d’autocensure s’est installée dans la presse indépendante. Il y a eu, dit-on, réforme de la Constitution. En fait, c’était simplement un retour à l’ancien état des choses et rétablissement de la normalité pour ce qui est de la Présidence à vie et de la succession automatique. Il m’est arrivé de penser personnellement que la vraie réforme aurait consisté à limiter les pouvoirs du président de la République qui sont exorbitants. Mais à y bien réfléchir, dans un pays aussi sous-développé que le nôtre, il n’est pas mauvais d’avoir un exécutif fort, une seule tête au sommet de l’Etat. Seulement, quel contrôle exercer sur un tel pouvoir ? En l’absence de tout contrôle institutionnel, il ne reste que l’opinion publique nationale et internationale. Mais cela ne saurait exclure des dérapages comme ce fut le cas avec Bourguiba. Nous sommes réduits à espérer simplement que cela ne se reproduira pas. C’est tout. Lors de la maladie de Bourguiba, une dyarchie de fait s’est installée, en particulier avec Nouira. Elle n’est peut-être plus nécessaire, et donc, le Président redevient le chef du gouvernement. Régime présidentiel, nous dit-on. Non, cela est faux, car le régime présidentiel tel qu’il fonctionne aux Etats-Unis présuppose la toute puissance du Congrès pour contrebalancer l’autorité du Président. Ce n’est pas le cas ici, et donc qu’il y ait ou non une présence de l’opposition à la Chambre des Députés, cela n’amènera aucun changement réel dans le fonctionnement des institutions.
J’en viens à un autre problème : celui de la loi et de la volonté du Prince. On a l’impression que la loi, ici, est répressive, dure, qu’elle manque de souplesse et que seule la volonté personnelle du Président permet de la contourner, de la dépasser. Normalement, des partis non autorisés tombent sous le coup de la loi, aucune réunion n’est permise, ni un local, ni aucune activité publique. Or seule la volonté du Président fait qu’ils existent quelque peu. Ceci n’est pas sain, parce que cela peut donner lieu à des subtilités dialectiques qui ne sont pas de bon augure pour la clarté démocratique. Il ne faut pas que le citoyen sente qu’il y a une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête qui peut frapper ou menacer de frapper le cas échéant. Car la démocratie est une éthique, répétons-le mille fois, et la politique n’est pas l’habileté.
On n arrête pas de nous dire que la justice est devenue souveraine et indépendante. Je n’en ai nullement l’impression. Plus grave encore : elle instruit et juge des procès politiques par la bande, par le petit côté des choses. Héritage du bourguibisme, comme tu nous tiens ! Mzali a été condamné pour des vétilles, des raisons indignes d’un Etat civilisé, Belkhodja pour des histoires de réceptions et de petits fours. Ahmed Ben Salah est gracié de sa peine, mais on ne lui a pas rendu ses droits civiques et on l’ennuie pour des histoires subalternes de voiture. Je dis cela parce que je me sens humilié, par moments, d’être tunisien et que j’ai une trop haute idée de mon pays et de l’Etat qui guide, structure, dirige les hommes, pour accepter que se perpétuent de pareilles pratiques. La démocratie c’est une mentalité avant tout. Je sais qu’elle s’acquiert lentement et qu’il faut toute une éducation. Je sais aussi que l’anarchisme nous guette, qu’il nous faut une stabilité, une rigueur, et que l’Etat doit être respecté et… parfois craint.
Mais nul besoin pour cela de petites manœuvres. Plus le Chef de l’Etat s’élèvera au-dessus des vétilles, plus il sera fort. Plus il verra grand et large, plus il jouira de l’estime unanime. Encore une fois : il faut un minimum de fair-play, de générosité, de foi dans les valeurs, pour que se construise notre démocratie. Dont, plus que tout autre pays, et parce que nous sommes un petit peuple, nous avons besoin. Max Weber disait que le savant suit une morale de la conviction, mais que le politique suit une morale de la responsabilité, ce qui est d’ailleurs une grande chose. Mais un peu de conviction, de bonne foi, ne saurait en aucun cas desservir un véritable projet politique, celui du coureur de fond, de l’homme aux larges vues.