Le dossier des migrants clandestins et des disparus en mer et en Italie place aujourd’hui les deux gouvernements tunisien et italien ainsi que les sociétés civiles face à leurs responsabilités. Le bilan est lourd. En ce sens, une rencontre avec les familles des victimes et les associations a été organisée le 31 octobre, au siège du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Compte rendu.
«Nous voulons que notre voix soit écoutée aujourd’hui. Nous sommes en quête de la vérité. Nous avons su finalement que nos enfants sont toujours en vie. Ils sont actuellement en Italie», nous a affirmé Rabha Kraim, présidente de l’Association Al Khadra en Italie. Cette association tunisienne créée en 2002, a commencé à traiter le dossier des migrants portés disparus depuis mars 2013. «Les familles m’ont contactée le 14 mars. J’ai envoyé des lettres aux autorités tunisienne et italienne, mais les deux gouvernements ne les ont pas prises au sérieux.»
Le droit à une réponse
Le chamboulement du 14 janvier a poussé, rappelle-t-on, plusieurs Tunisiens à quitter clandestinement le territoire. Ainsi, une toute première vague de migration en 2011 s’est soldée par 1500 jeunes disparus en mer et en Italie. En 2012, ce sont plus de 350 personnes qui ont disparu, selon les familles et les associations européennes avec lesquelles travaille le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
«Ces mères ont droit à une réponse, positive ou négative, pour mettre un terme à cette souffrance qui dure depuis trois ans. Malheureusement, les autorités italiennes n’ont fourni aucune information, ni sur les bateaux disparus ni sur les personnes alors qu’elles sont les seules capables de nous donner des éclairages là-dessus», nous a affirmé Abderrahmane Hdhili président du FTDES. Avant d’ajouter : «Les rumeurs ne font qu’aggraver cette souffrance. Nous allons continuer à mettre la pression sur l’Union européenne à travers les meetings et via toutes les formes juridiques possibles.»
Le dossier était « oublié » depuis sept mois suite à l’assassinat de Chokri Belaïd. «Aujourd’hui, on ne peut plus laisser les familles toutes seules», martèle-t-il. Suite à la conférence tenue, un mouvement a été créé et nommé «le mouvement des mères des immigrants clandestins disparus.»
Le FTDES agit
Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux effectue un travail de terrain et de plaidoyer. Il travaille sur différents axes. D’abord sur le terrain avec les migrants et leurs familles, dont les familles des disparus, et ce, pour comprendre leurs problèmes et décortiquer les aspects des violations de leurs droits ainsi que sur sur les moyens d’intervention du gouvernement.
«Nous avons organisé cette conférence pour donner la parole aux familles qui attendent une réponse depuis 2011 de la part des autorités. Beaucoup de mesures sont de moins en moins respectées après la Révolution pour différentes raisons», remarque Nicanor Haon, responsable du département migration au FTDES. Il s’agit notamment de l’irresponsabilité des passeurs ou des pressions exercées par les gouvernements. Le FTDES mène également des recherches et essaie, avec l’aide d’experts, de trouver des traces de naufrages de bateaux en mer, que ce soit des appels de pêcheurs qui les ont vus, des opérations de secours ou des avions de la garde italienne qui les prennent en photo. «Nous avons toujours des traces qui permettent d’établir la vérité. Or, l’accès à ces traces est toujours restreint par le gouvernement», ajoute-t-il. Avant de poursuivre : «Bientôt des actions de prévention seront lancées. Nous allons distribuer des brochures aux migrants pour leur expliquer les mesures de sécurité à prendre pour ne pas mourir en mer». L’idée est d’avoir des gilets de sauvetage, un GPRS qui fonctionne, mais aussi d’avoir suffisamment d’eau, de nourriture et de connaitre sa route.
«Moins il y a de visas, plus les gens vont prendre la mer. On n’arrête pas les gens par la répression. Si les gouvernements ne prennent pas des mesures pour augmenter le nombre de visas et permettre la liberté de circulation à un plus grand nombre, le nombre de morts ne diminuera pas», a-t-il enchainé.
En Tunisie, malheureusement, les migrants clandestins sont criminalisés. Pour nous, c’est une aberration. Pourquoi criminaliser des gens qui vont chercher une vie meilleure dans un autre pays ? », se demande Nicanor Haon.
La loi organique n°2004-6 du 3 février 2004 stipule dans son article 38 qu’est puni d’emprisonnement et d’amende tout acteur du processus d’immigration clandestine.
Le FTDES a envoyé des lettres au gouvernement italien. Il a démarré sa campagne de correspondance en juillet. «Ce qui n’est pas dans notre habitude, parce que nous nous limitons généralement à des travaux en Tunisie. Finalement, on n’a pas reçu de réponse» nous a affirmé le responsable. Une plate-forme cartographique participative a été créée avec des associations pour leur permettre d’exercer un droit de regard en Méditerranée sur les violations de droit des migrants. «Ces violations sont le produit structurel de la politique de fermeture de l’UE», a martelé Nicanor Haon.
La reconstitution des violations des droits des migrants en mer s’effectue à travers les images, les satellites, des données de localisation, des témoignages des familles des victimes.
«Aujourd’hui, je suis simplement venu témoigner de notre soutien dans la quête de vérité des associations et des familles des disparus. Tant qu’il n’y a pas de transparence de la part des autorités, la vérité ne peut pas être établie», a insisté Charles Zheller, chercheur à l’Université Goldsmiths à Londres, membre du FTDES.
Une crise politique
À l’heure actuelle, il n’existe pas de stratégie en matière de politique migratoire en Tunisie. Cet épineux dossier est placé au cœur de la pensée du secrétaire d’État chargé de la migration. «L’aspect démographique est très important pour étudier la politique migratoire et si on analyse de près la question migratoire, l’on verra que l’Europe avait toujours besoin des migrants.», nous a affirmé Houcine Jaziri, secrétaire d’État à l’Immigration et aux Tunisiens à l’étranger, lors du colloque.
Quant à l’immigration régulière, la crise est là, mais elle demeure silencieuse. «Mon frère est parti le 1er mars 2011 en Italie, il n’est pas rentré depuis. Les autorités tunisiennes nous renvoient aux autorités italiennes et vice versa. Plusieurs organisations, dont la Croix Rouge, nous ont dit qu’ils étaient dans des prisons secrètes. C’est énigmatique», nous a affirmé la sœur d’Ahmed Soltani. Chaque année, des milliers de migrants sont enfermés pour quelques heures, parfois pour plusieurs mois, dans des lieux qui ne sont encadrés ni par le droit ni par l’assistance de personnes extérieures, relève un rapport de Migreurop.
Une commission d’enquête a été créée en 2012 par les deux gouvernements italien et tunisien. Parmi les revendications des familles des victimes, nous citons l’organisation d’une conférence pour fournir des éléments d’éclairage et la mise en place d’une nouvelle commission d’enquête indépendante et transparente.
Une stratégie en attente
«Nous sommes en train de mettre en place une politique migratoire, mais pour préparer une stratégie il nous faut beaucoup de temps. On n’a à peu près qu’une année de travail. Cela ne veut pas dire qu’on ne travaille pas actuellement sur l’élaboration d’une stratégie. Nous sommes en phase de discussion avec nos partenaires : les Tunisiens à l’étranger», nous a fait savoir Houcine Jaziri, secrétaire d’État à l’Immigration et aux Tunisiens à l’étranger.
Le secrétariat d’État a travaillé sur un accord de la sécurité avec l’Italie «qu’on n’a pas trop apprécié parce qu’il est exclusivement sécuritaire sur la question de la mobilité.», a précisé Houcine Jaziri. Faut-il rappeler que l’année 2011 était «exceptionnelle». L’immigration irrégulière des Tunisiens vers l’Italie était massive, notamment à Lampedusa.
Les familles des victimes sont désormais déterminées. Une série de manifestations ont été organisées devant l’ambassade d’Italie, le secrétariat d’État chargé de la migration et le ministère des Affaires étrangères. La bataille continue. «Nous avons vu nos enfants sur la terre d’Italie, à travers les médias. On nous dit de patienter. Trois ans sont passés, nous n’avons eu aucune réponse. Nous allons entrer en grève de la faim. Nous allons continuer la bataille jusqu’à ce qu’on obtienne la vérité.», nous a affirmé Imad Soltani, président de l’Association tunisienne La Terre pour tous.
Chaïmae Bouazzaoui