Enfin formée, à l’issue d’un processus complexe, l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) a donné de l’espoir aux Tunisiens s’interrogeant depuis le 23 octobre sur ces élections devant marquer la fin de la transition. Toutefois, certains restent sceptiques au sujet de son indépendance. En quoi l’ISIE II différerait-elle de l’ISIE I ? Le processus est aujourd’hui plus que jamais sujet à caution. Analyse.
«À ce stade, rien n’aurait distingué l’ancienne ISIE de la nouvelle, sauf la loi elle-même qui a changé, ce qui va agir, par la suite, sur les prérogatives de l’ISIE», nous a affirmé l’élue Najla Bouriel, membre de la commission de tri de l’ISIE.
Le casse-tête ISIE
La nouvelle loi de l’ISIE a réduit les délais de recours au tribunal administratif en cas de dépassement, et ce, en faveur de l’Assemblée nationale constituante et où l’élection des neuf membres du conseil de l’ISIE, parmi 377 candidatures, s’est effectuée d’une manière directe, catégorie par catégorie et selon l’ordre de mérite par rapport à l’expérience et la compétence, à la majorité des deux tiers, tout en minimisant les cas d’annulation par le tribunal administratif.
Amendée par la commission de la législation générale présidée par Kalthoum Badreddine, membre du mouvement Ennahdha, cette loi a déclenché la polémique, approuvée ainsi au sein de l’Assemblée par 139 voix contre 8 abstentions. En dehors de l’ANC, cet amendement n’est pas passé inaperçu.
Si pour certains cette démarche puise dans l’objectif de l’ANC, celui de dépasser les obstacles et les blocages «imposés» par le tribunal administratif, pour d’autres cet amendement porte atteinte à l’essence même du système de l’État de droit, conduisant ainsi à un déséquilibre, des forces au niveau macro à l’échelle de l’ISIE, voire à une ambiguïté au niveau de l’indépendance à son niveau micro. «Je trouve que le problème de l’ISIE ne relève ni de ses membres, ni de leurs compétences», nous a affirmé Najla Bourial, avant de poursuivre : «je crois que le problème consiste au contenu de la loi avec laquelle ils ont été choisis, parce qu’elle touche à leur indépendance par rapport à l’exécutif. Et le fait qu’il n’y ait pas de budget va les bloquer et créer un problème dans leur travail.»
Les discours contradictoires sur les décisions du tribunal administratif (TA) entre ces trois acteurs, — journalistes, hommes politiques et société civile — ont par leur différence de statuts et de légitimité modifié le jeu des forces entre le TA et l’ANC. Cette dernière a trouvé une «formule maligne» pour échapper à l’intervention du tribunal en amendant la loi organique portant sur la création de l’ISIE, ce qui agit sur son indépendance et cède la place au monopole décisionnel.
Approuvé le 28 décembre2013 lors d’une séance plénière de l’ANC, cet amendement a été effectué précisément au niveau des alinéas 6, 7, 8 et 9 de l’article 6 ainsi qu’au niveau des premier et deuxième de l’article 23 bis de la loi organique portant sur la création de cette instance chargée de l’organisation des élections.
La date des élections, entre hier et plus l’infini
Si le président de la République provisoire Moncef Marzouki a urgé l’ISIE d’organiser les élections avant l’été 2014, les acteurs supposés s’avèrent prudents quant à l’anticipation de la date des élections. «Nous nous sommes, certes, concertés sur ce point et nous préférons ne pas nous prononcer sur le plan date, car il est très mal perçu de fixer une date et par la suite la changer», nous a expliqué Khamayel Fenniche, membre de la nouvelle ISIE.
Dans ce contexte politique électrique, les auteurs du processus de transition sont jugés désormais sur la distance qui relie leurs expressions (les promesses), à leurs actions (les exploits). Les acteurs font d’ores et déjà face à une crise de confiance.
La raison pour laquelle les membres de l’ISIE ne souhaitent pas se prononcer à ce sujet est non seulement subjective, mais elle est également objective. «On ne sait pas encore ce qu’il en est du calendrier électoral, cela dépend du Code électoral. Quand sera-t-il rédigé et voté? Rien n’est encore fixé. Cela dépendra aussi des dispositions transitoires qui fixeront le type de scrutin (scrutin uninominal ou de liste à la proportionnelle avec plus fort reste) ainsi que la phase d’installation de l’ISIE», nous a précisé Khamayel Fenniche. Puis d’ajouter : «on sera en phase de recrutement à partir du mois prochain. L’élément-clé qui motivera l’avancement des travaux est le poste de directeur exécutif. Tout cela demande du temps. Après avoir parcouru tout ce long chemin, on pourrait fixer d’une manière quasi définitive la date des élections.»
Ce discours s’avère logique, voire rationnel. Toutefois il ouvre la voie à une série de questionnements. Après le mois de février, les trois mois qui restent seraient-ils suffisants pour mener à terme ce processus de transition qui a pris plus que deux ans? Le facteur temps est-il décisif dans ce processus d’organisation des élections? Quels sont les éléments-clé susceptibles d’aider à accomplir cette mission?
«Le facteur temps n’a jamais été un problème. Ce qui compte c’est la volonté de la part des membres et surtout celle des politiques de rendre le travail de l’ISIE possible. Dans deux mois, à partir de ce mois, on pourrait voir les prochaines élections», nous a affirmé Najla Bourial, membre de la commission de tri de l’ISIE.
ISIE I et ISIE II : le «I» suffit-il pour changer la donne?
ISIE de Kamal Jendoubi et ISIE de Chafik Sarsar, ces deux instances partagent-elles les mêmes visions? L’ISIE II est-elle un prolongement de l’ISIE I ? Au niveau de la composition, un tiers de ces neuf membres faisait partie de l’ancienne ISIE. Cela dit, l’esprit de l’ancienne ISIE serait toujours présent dans la nouvelle, ce qui serait un gage de continuité. Ces trois membres serviraient de «guides-locomotive» pour les nouveaux membres de l’ISIE. «Lors de la cérémonie de la prestation de serment organisée mercredi dernier par la présidence de la République, nous avons eu des discussions conviviales avec les autres membres de l’ISIE autour des anciennes élections. Comme on a trois membres qui faisaient partie de l’ancienne ISIE et qu’ils sont toujours en contact avec les anciens membres, nous avons commencé à diagnostiquer l’ancienne situation pour voir quels sont les difficultés à surmonter, le chemin à revoir et notre apport», nous a fait savoir Khamayel Fenniche, membre de la nouvelle ISIE, spécialiste en communication.
À ce stade, tout recommencera à zéro. «On est en plein établissement de cette instance, en plein travail sur l’inventaire. On est actuellement à l’étape zéro (initiale). On n’a pas de secrétaire, on n’a pas de ressources humaines, on n’a pas de local. On essaiera de tout finaliser cette semaine. Petit à petit, on fera notre ISIE», a-t-elle ajouté.
Sur le plan de la composition, trois femmes seulement ont été élues (des catégories de la communication, des juges et des Tunisiens à l’étranger) sur 9 membres, ce qui est loin de refléter la parité au niveau du genre social de sexe. Sept sur ces neuf membres élus ont été maintenus, depuis juillet 2013, soit 5 mois pour élire les deux (seulement) qui restaient. Il s’agit notamment de Kamel Toujani, qui est venu remplacer l’élu démissionnaire, Kamel Ben Messaoud (relevant de la catégorie des avocats) ainsi que d’Anouar Ben Hassan (représentant la catégorie des finances publiques). Ce dernier fut membre de l’ancienne ISIE.
D’emblée les deux présidents de l’ISIE, ancienne et nouvelle, semblent partager les mêmes soucis quant à l’établissement de la nouvelle ISIE. Dans une interview accordée à Mosaïque FM, le président de l’ancienne ISIE, Kamal Jendoubi, avait précisé que la nouvelle loi de l’ISIE était floue et ne définissait pas clairement les missions qui lui étaient attribuées à l’ISIE ni le budget et la logistique.
Lors de la cérémonie de la prestation de serment, le président de la nouvelle ISIE, Mohamed Chafik Sarsar, a soulevé les difficultés qui bloquent le fonctionnement de la nouvelle ISIE. Il s’agit notamment du Code électoral et du budget et par conséquent de l’équipement et des ressources humaines. Lors de cette cérémonie, le président de l’ISIE affirme toutefois que la nouvelle instance serait un prolongement de l’ancienne, celle conduite par Kamal Jendoubi.
Élu président de l’ISIE par 153 voix sur 213 lors d’une séance plénière tenue à l’ANC le 9 janvier 2014, M. Mohamed Chafik Sarsar représente la catégorie des professeurs universitaires, il avait été choisi en juillet et a été maintenu. Selon le Centre Carter, une fondation créée par l’ancien président des États-Unis en 1982 et ayant observé les élections de la Constituante en 2011, ce professeur de droit à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis est reconnu pour son engagement dans ce champ.
Depuis 2011, ce professeur avait donné plusieurs interventions sur des questions portant sur les élections, l’égalité et la parité, et ce, en rapport avec les drafts de la Constitution. «Je pense qu’on doit tous participer à ce processus, en tant que Tunisiens, car on l’est tous. Si on fait intervenir l’ethnie ou la confession, on va glisser d’une démocratie à une ethnocratie», nous avait précisé Mohamed Chafik Sarsar. « Il y avait des lacunes remarquables dans les anciens drafts de la Constitution et qui concernent le droit aux élections et la candidature. En 2011, nous avons prévu des dispositions concernant la parité et l’alternance qui ont permis aux femmes d’accéder à l’ANC par vote et par droit. À mon avis, il faut prévoir une certaine souplesse dans la rédaction en mettant en valeur le principe d’égalité devant la loi dans la partie des élections.»
Des alternatives?
La composition du conseil de l’ISIE reflète une diversité et par conséquent une certaine indépendance. Il s’agit notamment de la diversité au niveau de l’expérience ainsi que de la catégorie professionnelle, à savoir les catégories des magistrats de l’ordre judiciaire, des Tunisiens à l’étranger, des avocats, des professeurs universitaires, des finances publiques, des juges administratifs, des huissiers de justice et des huissiers notaires, des ingénieurs en systèmes informatiques et cyber-sécurité et celle des huissiers de justice et des huissiers notaires.
Mais la manière avec laquelle les membres ont été désignés, selon la nouvelle loi de l’ISIE, a été vivement critiquée, car elle remet en cause le libre arbitrage du tribunal administratif. «Quand on veut établir un État de droit, on n’a comme alternative que de respecter les décisions du tribunal administratif», nous avait affirmé Chawki Gaddes, enseignant en droit public à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et Secrétaire général exécutif de l’Association tunisienne du droit constitutionnel (A.T.D.C.)
Dans ce contexte, l’ISIE n’est pas le seul acteur à accomplir cette mission, car elle se recrute dans un système total réunissant ISIE I, ISIE II gouvernement et ANC. «L’ISIE a besoin d’assistance de la part du gouvernement pour commencer ses travaux ainsi que de l’ANC par rapport au Code électoral. Il doit y avoir un dialogue entre le président de l’ancienne ISIE et celui de la nouvelle, pour attirer l’attention des nouveaux responsables sur les défis qui se présentent et pour ne pas commettre les mêmes erreurs constatées lors des élections précédentes», nous a précisé Amine Mahfoud, expert et spécialiste en droit constitutionnel.
Selon Chawki Gaddès, le choix du mode de scrutin n’est plus aussi important qu’il l’était à la veille du 23 octobre. Le plus important aujourd’hui est l’intégrité du vote, donc l’absence de manipulations estime-t-il. «Avant les prochaines élections, il est nécessaire de mobiliser 121.000 observateurs dans les bureaux afin de prévenir toute tentative de fraude », avait-il déclaré.
Tout ce processus nécessite des moyens financiers. À ce stade aucun budget n’a été décidé. «On doit faire un budget complémentaire dans les plus brefs délais pour que cette ISIE puisse commencer son travail. On doit avoir à nouveau et exploiter tout ce qui a été réalisé par l’ancienne ISIE au niveau ressources humaines ainsi que le matériel», nous a affirmé l’élue Najla Bourial, membre de la commission de tri de l’ISIE.
Les membres de la nouvelle ISIE sont désormais déterminés. «Depuis lundi 20 janvier nous avons entamé nos activités de meeting avec le chef du gouvernement actuel pour nous faciliter la tâche avec les autres ministères qui sont impliqués dans le processus électoral, dont le ministère des Finances. Nous allons lui demander une avance du budget qui va nous être alloué. Cette avance va nous permettre de commencer les premières étapes à venir», a conclu Khamayel Fenniche.
Chaïmae Bouazzaoui