Enfants des rues : Grandir ailleurs…

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Tous les enfants sans abri ne finissent pas par vivre dans la rue. Ils finissent par dormir dans des endroits très inappropriés, souvent hors de vue. Ils sont sur les sols sur des cartons et des couvertures de fortune. Tous les enfants que l’on peut qualifier d’« enfants de la rue » ne sont pas nécessairement sans toits. Ils peuvent travailler, jouer ou passer leur temps dans la rue, mais peuvent retourner dormir avec leurs parents ou familles. 

Dossier réalisé par Nadia Ayadi

 Selon une étude publiée le 11 février 2025, il y a près de 1000 enfants des rues qui ont été incapables de faire face et de s’adapter aux changements sociaux récents. Cependant, d’autres sources indiquent que les chiffres sont beaucoup plus élevés. Malgré les tentatives de l’État de leur créer des refuges, le phénomène continue de s’amplifier.
L’ancienne ministre de la Femme, de la famille, de l’enfance et des personnes âgées, Amel Belhaj Moussa, avait déclaré que plus de 2300 enfants à Tunis vivent dans la rue et sont en danger.
Ils ont un lien fort avec les espaces publics, les rues, les marchés, les parcs, les gares routières ou ferroviaires.  Autant d’enfants des rues et autant de raisons font qu’ils sont là. Chaque enfant a sa propre histoire. Ces facteurs varient avec le temps tels que la pauvreté ou l’éclatement de la famille.
La négligence parentale, leur décès et d’autres facteurs sociaux tels que la violence et la maltraitance à la maison ou au sein des communautés en sont aussi des raisons.
La discrimination, le manque d’accès à la justice, l’absence de statut légal (en raison d’un manque d’enregistrement ou par exemple des naissances hors mariage…) contribuent tous à une situation où un enfant vit ou travaille dans la rue.
Les enfants peuvent aussi s’orienter vers la rue pour d’autres raisons, notamment par l’urbanisation, l’abus physique ou émotionnel, le rejet de la famille pour des raisons « morales », la santé mentale, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.
S’il ne fait aucun doute qu’il existe des raisons qui poussent les enfants dans la rue, traiter chaque enfant en tant qu’individu, avec sa propre histoire et son identité, est essentiel pour comprendre sa situation, affirme Dr Moez Chérif, président de l’Association tunisienne de défense des droits de l’enfant. Pourquoi ne savons-nous pas combien il y a d’enfants des rues ? Estimer et compter ces enfants dont d’autres populations cachées, n’est pas facile. Les véritables chiffres sont par conséquent inconnus. De plus, ces enfants sont en général une population mobile, qui nécessite des méthodologies spécifiques autres que les enquêtes ou recensements standards auprès des ménages.
Certains groupes d’enfants peuvent être moins visibles dans les rues, par exemple les filles ou les enfants handicapés. Les enfants des rues subissent des niveaux élevés de stigmatisation et se méfient souvent des tentatives de comptage.
Les organisations travaillant avec les enfants des rues ont besoin de données précises pour mieux concevoir leurs programmes. Les donateurs ont besoin de données pour s’assurer que leurs financements pour la santé, l’éducation et la justice parviennent également à ces enfants.
Le gouvernement a évidemment besoin de données précises sur ces enfants afin de consacrer les ressources nécessaires pour remplir ses obligations envers eux, en vertu de la Convention des droits de l’enfant et de ses directives spécifiques. Aucun enfant ne devrait être blessé par ceux qui ont le devoir de le protéger.
Si les enfants ne doivent pas être retirés de force du seul foyer qu’ils connaissent et détenus pour «leur propre bien », il est également inacceptable de laisser des enfants exposés à un danger sans protection ni recours à la justice.
Nombreux sont ces enfants qui sont quotidiennement agressés par des adultes, d’autres par leur propre famille. Ils se voient également refuser l’accès à l’éducation et aux soins de santé. Si les lois nationales criminalisent la mendicité ou le vagabondage, ils risquent la prison simplement pour avoir tenté de survivre.

 Les enfants des rues subissent des violences
Les enfants qui sont déjà vulnérables parce qu’ils ne sont pas enregistrés, qu’aucun adulte n’est en mesure de défendre ou qui ne disposent pas d’un abri approprié, peuvent être les cibles d’abus de la part de ceux qui savent qu’ils n’ont aucune protection de la part de leur famille ou de la loi, ni de recours en justice.
Les enfants des rues sont vulnérables et peuvent être agressés sexuellement, recrutés de force dans des activités criminelles, envoyés dans la rue pour mendier et voler, affirme encore Dr Moez Chérif.
« Pour de nombreux enfants des rues, les gangs de rue peuvent agir comme des familles de substitution à même de les protéger de la violence ou du harcèlement de l’extérieur et leur offrir un soutien, mais cela les entraîne dans des activités criminelles violentes et de consommation de drogue. Bien que l’image de tous les enfants des rues toxicomanes soit inexacte, certains enfants consomment des substances pour faire face aux réalités de la vie dans la rue, aux traumatismes, à la maladie, à la faim, à la stigmatisation et à la discrimination ».

 Les enfants des rues peuvent souffrir de problèmes de santé mentale
Bien que de nombreux enfants des rues fassent preuve d’une incroyable résistance face à des difficultés inexprimables, de nombreuses études montrent que leur sentiment de bien-être est généralement faible.
Ils souffrent d’anxiété et de traumatismes, qui peuvent par conséquent conduire à la toxicomanie et au risque de suicide. La stigmatisation et l’exclusion sociale auxquelles ils sont confrontés ont un impact négatif sur leur bien-être mental.
Cela peut varier d’un pays à l’autre. Par exemple, une étude a montré que les enfants des rues au Maroc étaient présentés comme des rêveurs «poétiques » entourés mais non corrompus par la violence, tandis que des recherches menées au Népal ont révélé que les enfants intériorisent de fortes images négatives d’eux-mêmes, reflétant la vision que la société a d’eux en tant que délinquants.
Des recherches démontrent également que la grande majorité des enfants de la rue traités par les systèmes de justice était soit des enfants en conflit avec la loi (arrêtés pour mendicité, vagabondage, exploitation sexuelle à des fins commerciales, absentéisme scolaire ou fugue) ou des enfants nécessitant des soins (détenus « pour leur propre protection » et non soupçonnés d’avoir commis une activité criminelle).

Des programmes alternatifs
Le gouvernement tunisien travaille pour accueillir et protéger les enfants des rues en mettant en place des programmes alternatifs pour leur réinsertion. L’ancienne ministre de la Femme, de l’Enfance et de la Famille, Amel Belhaj Moussa, a confirmé que le ministère renforce les centres de protection de l’enfance à Tunis avec une capacité d’accueil d’environ 150 enfants par jour.
L’organisation SOS Villages d’Enfants Tunisie qui soutient les enfants, les jeunes et les familles vulnérables depuis 1983, offre également un foyer stable aux enfants sans protection parentale ou en risque de la perdre.

 

Moez Chérif :

« Nous avons accompagné la souffrance des enfants jusqu’au stade ultime… »

Moez Cherif

 Même s’il est chirurgien pédiatrique, Moez Cherif se définit tout simplement comme un défenseur des droits de l’enfant. C’est qu’il est également président de l’Association tunisienne de défense des droits de l’enfant. Pour en savoir plus, Moez Chérif nous éclaire.

Vous êtes chirurgien pédiatre. Une discipline un peu inconnue…
Il s’agit effectivement d’une spécialité nouvelle qui peine à trouver sa place et à donner à chaque enfant des soins de qualité dans un environnement propice à améliorer la morbidité et la mortalité des enfants.

 Est-ce votre métier en contact au quotidien avec les enfants qui vous a décidé de les défendre à plus grande échelle ?
Oui et ma spécialité a contribué encore plus à me sensibiliser aux difficultés qu’ont les enfants à accéder à leurs droits.

 Une population vulnérable ?
Il a été démontré de par le monde que les enfants sont la population la plus vulnérable dans toute société. Cette population n’a pas beaucoup de mécanismes pour porter sa voix à l’opinion publique d’une part, et aux décideurs d’autre part.
L’existence d’un mécanisme indépendant qui contribue à monitorer les infractions aux droits des enfants qui soit source d’une base de données juste qui aide les décideurs à prendre les bonnes décisions et qui soit un lanceur d’alerte pour alarmer l’opinion publique, est une nécessité pour l’équilibre d’une société et permettre aux enfants et aux générations futures de contribuer à l’essor d’une société.

Les compétences en ce sens existent-t-elles vraiment ?
Nous avons acquis des compétences qui permettent de donner des soins de qualité. Le manque flagrant de moyens, d’investissements, de vision de la part de l’Etat nous a fait vivre une véritable souffrance.

 C’est-à-dire ?
Longtemps, les services de chirurgie de l’hôpital d’enfants étaient les seuls à pouvoir prendre en charge les nouveau-nés porteurs de malformations avec des moyens dérisoires. Nous avons accompagné la souffrance des enfants jusqu’au stade ultime en sachant qu’il ne fallait pas beaucoup pour les sauver. Nous n’étions audibles ni au niveau universitaire ni hospitalier. La spécialité était infantilisée et les enfants avaient du mal à accéder au droit à la santé, je dirais même au droit à la vie. Les enfants ne sont pas décideurs et ne contribuent pas à forger un argumentaire qui puisse aider à la décision.

 Un changement aujourd’hui ?
Après la révolution, la parole s’est libérée et nous avons vu toutes les franges de la société sortir dans la rue et réclamer ses droits… Tous les droits ? Non pas tous, il y avait les enfants qui n’ont pas eu droit de cité. J’ai décidé alors avec quelques professionnels de santé, des avocats et des spécialistes de la communication de fonder l’Association tunisienne de défense des droits de l’enfant. 

Comment avez-vous débuté ?
La priorité était avant tout d’inscrire les droits de l’enfant dans la Constitution. Ce fut une réussite mais pas comme nous l’espérions. Cependant, les enfants sont cités dans le texte fondateur de la société tunisienne.

Quels sont vos rêves ?
Mon rêve serait de donner à la Tunisie un défenseur institutionnel indépendant des droits de l’enfant. Mon autre rêve est que la Tunisie adhère à la Charte africaine des droits de l’enfant et assume son leadership africain pour améliorer la situation des enfants de l’Afrique.

 Quels est le nombre d’enfants des rues en Tunisie ?
Le nombre d’enfants tunisiens, les Subsahariens dans les rues, c’est une honte que nous portons tous en nous. Nous nous comportons vis-à-vis de notre continent comme des prédateurs. On veut faire des affaires et nous enrichir sur le dos de l’Afrique et, comme tous les autres pays du monde, nous nous détournons des générations futures de l’Afrique. Nous oublions que notre destin est lié et chaque enfant sur notre sol me rappelle notre devoir négligé.

Témoignages

« Mon toit, c’est la rue… »

Je n’ai pas connu mon père et j’ai grandi avec ma mère dans la rue. Mon toit, c’est la rue et je n’ai connu que ça jusqu’à l’âge de 8 ans. Nous dormions partout, là où nous trouvions une place vide, qu’elle soit sous les immeubles, sur les toits, aux abords des avenues et souvent aussi devant les boutiques.
Pour nous nourrir, je passe ma journée à mendier. Ce que je gagne, c’est pour acheter à manger et le peu d’argent qui reste, je le donne à ma maman.  Parfois, on tombe malade et c’est très pénible. Il y a des personnes qui nous soutiennent là où je mendie. Quand c’est moi qui suis malade, c’est ma mère qui va au marché voir les personnes qui nous connaissent et ils n’hésitent pas à nous venir en aide.
Je me sens un peu privilégié par rapport aux autres enfants dans la rue car ma maman est avec moi. Quand je me retrouve avec eux dans la rue, personne ne cherche à savoir comment ni pourquoi l’autre y est puisque nous étions tous dans la même situation. Parmi mes camarades, il y avait un avec nous qui maîtrisait bien les versets du coran.  C’était comme un atout parce qu’avec ce privilège, on arrivait à mendier plus et à gagner plus.
On se retrouve tôt le matin devant une mosquée pour mendier. Une chose est certaine, on ne volait pas. On était tellement petits que les gens avaient pitié de nous. Il nous arrivait de voler même si au plus profond de nous-mêmes, on n’avait pas envie de le faire. Mais il faut survivre.
Beaucoup d’enfants rêvent d’avoir une famille sur qui compter. Pour chercher du travail par exemple, on nous pose beaucoup de questions du genre « Win toskon ? wild chkoun ? », « Tu habites où ? Qui est ton père ?… » Quand les questions restent sans réponses, personne ne veut nous engager même en tant qu’apprenti. Nous sommes des groupes de 4 et 5. Nous partons ensemble au grand marché et chacun part dans son coin. On se retrouve ensuite à la sortie et on fait les comptes. S’il y a assez d’argent, pour ma part, je le donne à ma mère. Les autres en font ce qu’ils veulent. Pendant le grand froid, rares sont les personnes qui veulent nous aider. Ma mère et moi, nous dormons sous les escaliers d’un immeuble. Les gens nous voient sans intervenir.
Aujourd’hui, j’ai perdu contact avec mes camarades des rues, car nous avons été pris en charge par une famille bien nantie. Cette dernière m’avait inscrit dans un centre qui accueille des enfants sans soutien et pour les former dans différents domaines. J’ai même proposé à mes camarades qu’on parte ensemble mais ils ont refusé et je ne pouvais pas les obliger. D’autres sont venus mais ont vite quitté le centre, préférant la rue.
Quant à ma mère, elle est retournée dans son village natal, après avoir trouvé du travail dans l’agriculture chez des propriétaires terriens. Je travaille aujourd’hui dans la menuiserie et je gagne bien ma vie. Une fois par mois, je pars voir ma mère et suis heureux de la voir heureuse.  Je voudrais transmettre un message aux autorités, c’est de faire encore plus malgré les efforts fournis et mettre en œuvre d’autres structures pour venir en aide aux enfants en situation de rue qui n’ont quasiment personne sur qui compter. Les gens dénigrent ces enfants et certains les fuient même.

« Pour pouvoir survivre, le vol a été mon seul salut »

Je m’appelle Ridha, j’ai 16 ans et je suis orphelin des deux parents. Je ne me suis pas retrouvé dans la rue à cause du décès de mes parents. Je vivais avec eux quand j’ai quitté la maison.
J’avais des amis dans mon quartier qui volaient et ne cessaient de m’apporter de l’argent. Cela m’avait plu et j’ai été tenté de les suivre. J’ai commencé à voler avec eux et avec le temps, j’y ai pris goût. En fin de compte, j’ai quitté la maison familiale. Après des semaines, alors que j’étais toujours à la rue, on m’a appris la mort de mon père. Après l’enterrement, ma mère et mes frères ont été chassés de la maison par la famille de mon père.
Ma mère n’a pas pu vivre cette situation et elle est morte aussi. A ce jour, je n’ai plus de nouvelles de mes frères.
Pour pouvoir survivre, le vol a été mon seul salut. Pendant le mois de Ramadan, un de mes camarades m’a demandé d’aller avec lui dans un espace qui offrait la rupture du jeûne. Durant tout le mois, je mangeais à ma faim.  Un jour, une dame m’avait abordé pour en savoir plus, car je mangeais toujours seul et elle voulut savoir où habitaient mes parents. Je lui ai narré mon histoire, elle en a eu les larmes aux yeux. Elle m’a demandé si je voulais changer de vie car elle était prête à m’aider. Mon désespoir, quant à mon avenir, m’avait poussé à accepter.
Je suis allé avec elle et elle m’avait présenté sa famille. Depuis, j’ai décidé de devenir quelqu’un d’autre devant l’humanité de cette grande dame. Je n’oublierai jamais le premier soir chez elle.  Elle m’avait offert un espace indépendant dans sa grande demeure, un bain chaud et un repas consistant. Cette dame m’avait inscrit dans un Centre de formation pour que je sois suivi au lieu de risquer ma vie dans la rue.
Quelque temps après, j’ai exprimé le vœu de commencer à effectuer une formation en mécanique et cela m’a été accordé par cette dame qui est devenue une seconde mère protectrice et rassurante.
Grâce au soutien que j’ai reçu de sa part, je suis encore en vie et en bonne santé.  Je me suis libéré des mauvaises fréquentations, du froid, du vol, du danger… Aujourd’hui, j’ai un toit et je mange à ma faim. Je crois qu’à la sortie de ma formation, je serai un bon mécanicien.

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