Par Khalil Zammiti
« Mais je n’ai que faire des regrets
Et la chanson que tu chantais
Toujours, toujours je l’entendrai
Jacques Prévert…
Du côté de Raoued, Hana logeait en cohabitation avec Selma. Une brouille les sépare et Selma s’en va loger ailleurs. Le ressentiment aidant, elle téléphone à la propriétaire de la demeure quittée pour lui communiquer « une information d’une extrême gravité. Hana a menti. Elle n’a pas de mari parti travailler en Italie. Elle est enceinte d’un wild hram (un fils de l’illicite).
Pareille infraction, pour elle criminelle, décide la propriétaire de sévir et elle demande à Hana de partir. Au paroxysme de la dispute, elle explicite la raison de sa décision. L’enfant haram attire la malédiction sur la maison. Pareille représentation bipolarise la population. Une part des croyants adhère à son adoption et la frange éclairée de la société la prend pour une superstition. Ces deux visions réfèrent à la réglementation des rapports construits entre les sexes. Ainsi l’immolation paternelle de Eya par leur feu illustre, pour les anthropologues de la parenté, la définition de l’honneur. Il désigne le contrôle masculin de la sexualité féminine. Ce présupposé du sens commun explique pourquoi la diffusion de l’information tarda. Cependant, les théocrates infiltrent une bonne dose de religion dans la codification des relations et les indignés par l’inquisition penchent vers l’amour libre de toute injonction extérieure à lui-même. La pression parentale ou religieuse leur paraît une manière de fourrer son nez dans une affaire privée. Mais comment l’enfant haram et l’enfant halal sont-ils a priori possibles ? Les dévots prennent appui sur l’apparence d’un constat. L’accès de la femme à l’agora favorise les occasions de rencontre et les relations plurielles ont à voir avec tous les dégâts. De là proviennent, entre autres, la prolifération des filles mères et la propagation du sida. C’est la faute à Bourguiba. Voilà pourquoi le choix du laxisme va de soi car les poseurs de mines combattent le chaos inauguré par l’émancipation féminine.
Pour une amourette
Mais ce pas vite franchi entre la cause première et l’effet délétère bute sur deux objections complémentaires.
D’une part le sida ne saurait fournir le prétexte et la raison d’enfermer les femmes à la maison.
D’autre part, l’allégation salafo-islamiste brouille les pistes et occulte l’élucidation de l’itinéraire suivi par les filles-mères depuis le moment où commence leur calvaire. Pour une amourette survenue, les parents têtus jettent leur jeunette à la rue. Par l’homologie de leurs tristes récits de vie, Hana, Selma et six autres interviewées suffisent à pister l’origine de la calamité. La brutale et viscérale réaction parentale intervient à hay Ezzouhour, hay Ettahrir, hay Ibn Khaldoun et d’autres espaces marginalisés des villes ou des compagnes.
Au lycée de Mutuelleville, “Mutu” pour les intimes, ou à celui de la Marsa, le flirt va de soi au vu de maman et papa.
À une heure de grande affluence, Imène, fille-mère avec un “fils haram” d’un mois dans le ventre hèle un taxi. Sans façon, elle prend place à l’avant. Quant je la revois, au fil de l’investigation, je lui dis : «C’est la première fois que je vois cela. D’habitude les belles filles comme toi éludent la proximité du taxiste pour éviter une éventuelle et fougueuse main baladeuse». Elle répond : «Et alors? ! Tous les hommes sont pareils. Je négocie avec lui». En matière de relations humaines, les voies de la transformation parfois surprennent. Dès le rejet familial à la fleur de l’âge, bande, alcool, tabagisme, drogue, vol, viol coups, agressions et peur-panique du contrôle policier coulent de l’acte premier. Sur la pente glissante, les filles-mères acquièrent, avec d’autres marginalisées, un vocabulaire cru et haut en couleur.
L’appartenance de classe différencie les types de langage. Assise à mes côtés au moment où je conduisais, Mabrouka voit une femme au postérieur volumineux traverser pas à pas la chaussée devant les automobilistes furieux.
Par sa lenteur, elle paraît narguer ces conducteurs toujours pressés. Lucy passe devant ma voiture et les suivantes ne cessent de claxonner : À l’adresse de la masse plantureuse colportée par la gêneuse Mabrouka…
Le sel de la vie
Pourtant, Mabrouka est femme elle aussi. Mais dans la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel explique pourquoi l’un et l’autre baignent dans l’idéologie dominante. Ce monde à part des mises au ban de la société inflige un démenti à ceux pour qui l’émancipation source la chienlit. Associée aux catégories de pensée léguées par l’ancienne société, la misère origine la descente aux enfers. À l’extrême opposé de cet univers initié à la sévérité figée, le partisan de l’émancipation subodore dans la croyance le croque-mort de l’amour libre et il profère une ultime exclamation afférente à l’ingérence de la croyance : De quoi je me mêle ! Pour avoir expérimenté ce qu’aimer veut dire, il adhère à un seul critère : l’organisé ne parviendra jamais à rivaliser avec le spontané. Sel de la vie, la sexualité associée à la connivence amoureuse et libérée des préjugés congédie l’ennui, pimente la froide fadeur des longues nuits, embaume le désarroi des couples désunis, agrémente le cours gris des jours aigris et conduit, sans tarder, au vert paradis en vain promis par les piètres prêcheurs du vendredi.
Avec ou sans épuration, les mosquées diffusent une panacée incompatible avec l’air frais d’une libre pensée. Alors, chers « enfants » de monsieur Ghannouchi, au lieu de chercher à réislamiser ici et maintenant au nom d’un Allah pourtant réputé clément, allez donc bastonner les générations passées pour vous avoir transmis le sens de l’inquisition par l’entremise de la religion. Elle donne un sens à la vie dépourvue de sens mais quelques-uns, ici et maintenant, préfèrent affronter les peines et les joies de la condition humaine au lieu de fréquenter les illusions de l’inauthenticité.
Elle troque le chômage contre les gorges tranchées. Né comme vous et moi d’un homme et d’une femme comment peut exister « un enfant haram » ?
À quoi sert l’ijtihad s’il ne vient pas à bout de l’istibdad imposé aux filles-mères de Jendouba, du Kef ou de Raoued? Les âmes charitables songent à l’institution du Califat et rêvent de confier Wided, Achwek, Souad, Imène, Hana ou Mabrouka aux bons soins de l’oued.
KH. Z.