Enlisement de l’épargne: Une réalité à multiples faces


Notion économique fondamentale, de par son rôle dans le financement de l’investissement et le maintien de la croissance, l’épargne nationale s’est, considérablement, érodée au cours de ces dernières années, en passant d’un peu plus de 20% du revenu national brut à la veille de la Révolution à un bas niveau de 14,1% en 2013, ce qui a débouché sur un net recul de sa contribution au financement global de l’économie à, seulement, 62,5% en 2013, soit dix points de pourcentage en moins par rapport au seuil de 2010. A première vue, les différents agents économiques doivent s’alarmer d’une telle dégringolade: les ménages qui voient leur richesse engloutir, les institutions financières et, indirectement, les entreprises qui voient leur activité de transformation et d’accès au crédit, brider et les autorités publiques qui voient leur dette extérieure s’envoler par pénurie de ressources intérieures. Cependant, la réalité est que, grâce à cette « désépargne » en appui à la consommation globale, une véritable crise économique a pu être évitée. L’analyse de la structure de l’épargne financière révèle une autre réalité, celle de « l’engouement » pour l’épargne longue aux dépens des formes classiques. Mais, une fois l’économie reprenne, le redressement et le développement du niveau de l’épargne s’imposent pour assurer les conditions appropriées d’accumulation et satisfaire les besoins de l’économie sur le moyen et long termes.
L’adaptation de l’épargne privée et publique a indubitablement contribué à préserver la vigueur de la consommation, en tant que principal moteur de l’activité économique durant les quatre dernières années, face au repli de l’investissement privé, à la faible exécution de l’investissement public et à l’atonie du commerce extérieur.

Les ménages puisent dans leur bas de laine
Dans un climat économique morose et incertain, les ménages optent généralement pour deux comportements opposés, soit en constituant une épargne de précaution selon laquelle, pendant les périodes de haut niveau de chômage, les ménages réduisent leur consommation et économisent davantage par crainte de difficulté future, soit en puisant dans leur épargne pour maintenir leur niveau de vie. Les ménages tunisiens semblent préférer la seconde option, en témoigne la préservation du rythme de la consommation privée à 4,1% en termes réel entre 2011 et 2013. Le taux d’épargne des ménages est passé de 11,3% du revenu disponible en 2010 à 10,3% en 2012. L’accroissement des revenus nominaux suite aux revendications professionnelles dans les secteurs public et privé a été engouffré par une inflation galopante. Ce choc négatif sur le revenu réel a été compensé, dans une large mesure, par une adaptation conséquente de l’épargne, d’autant plus que l’inflation accélère généralement la consommation au détriment de l’épargne.

L’Etat laisse filer ses dépenses courantes
Le rôle de stabilisation à court terme assigné à la politique budgétaire a été traduit par un creusement notoire de l’épargne publique approximée par l’écart entre les ressources propres et les dépenses courantes du budget de l’Etat qui se sont globalement accrues respectivement de 37,3% et 72,5% entre 2010 et 2014. A l’évidence, ce tassement signifie moins de ressources libérées pour financer les dépenses d’investissement et, par ricochet, une hausse exorbitante de l’encours de la dette publique. S’inscrivant dans une approche normative, le profil de l’épargne publique est approprié à la phase du cycle économique. La hausse généralisée des dépenses budgétaires, notamment, les dépenses de rémunération et de transferts, conjuguée à une évolution modérée des recettes propres sous l’effet de la conjoncture étaient appelées à amortir les oscillations cycliques. L’impuissance de la politique budgétaire expansionniste mise en œuvre délibérément pour relancer l’activité, à cause de l’ampleur des chocs d’offre négatifs qui ont frappé de plein fouet l’économie nationale, ne réduisent en rien la pertinence de l’orientation vers la « désépargne » et l’importance de son rôle anticyclique. Ce comportement logique ne doit pas, cependant, dissimuler une structure opposée de l’épargne financière.
Si l’épargne nationale a fortement baissé, l’épargne drainée par les différents compartiments du secteur financier s’avère paradoxale au vu d’une épargne bancaire en nette décélération, contre une épargne longue qui marque le pas.

Une épargne bancaire en décélération
Les différentes formes d’épargne bancaire ont enregistré une tendance baissière sur le moyen terme faisant preuve d’une corrélation étroite avec les aléas de la conjoncture et confirmant le comportement contracyclique de l’épargne des ménages. D’ailleurs, l’abaissement du rythme du stock de l’épargne (comptes spéciaux d’épargne, épargne projets et investissement, épargne logement et autres produits d’épargne) mobilisée par les banques résidentes de la place ainsi que des autres formes de dépôts a créé de fortes tensions sur la liquidité bancaire, ce qui a enclenché des interventions massives sous forme d’opérations de refinancement par la Banque centrale.
La baisse drastique des taux d’intérêt réels à court terme qui a marqué les conditions économiques et financières en cette conjoncture, explique, dans une large mesure, l’amenuisement du rythme des dépôts d’épargne auprès des institutions bancaires. Supposés être rationnels, les agents économiques semblent se détourner des produits à effet de richesse négatif et, en particulier, ceux à revenu fixe, pour l’acquisition d’actifs physiques ou des placements financiers plus longs.

L’épargne longue comme aubaine
Talon d’Achille de la politique d’épargne, l’épargne à long terme paraît prendre une allure encourageante dans un contexte de crise. La cote de la Bourse n’a jamais autant connu des admissions de titres depuis des années. A l’évidence, ces admissions signifient des souscriptions, soit de la part des petits porteurs, soit des investisseurs institutionnels, et dans tous les cas, c’est de l’épargne longue qui se mobilise et renoue avec les investissements longs. Le resserrement relatif du crédit bancaire, face à l’incertitude qui planait sur l’économie nationale et les contraintes de liquidité pesant sur les banques, sous-tend le recours des grandes entreprises au marché financier pour lever des fonds et consolider leurs fonds propres. Les deux dernières années ont enregistré un record en termes d’introductions, passant de 56 sociétés cotées en 2010 à 71 en 2014 avec une large diversification des secteurs. Certes, les indicateurs du marché financier n’ont pas repris des couleurs à la faveur de la révision en hausse ou sont dans le vert, mais ils évoluent au gré de l’état général du pays et du cadre macroéconomique, comme l’indique la diminution des actifs nets drainés par le secteur de la gestion collective de l’épargne (sociétés d’investissement à capital variable et fonds communs de placement). Mais, ce qui est certain c’est que la Bourse de Tunis commence à connaître un nouveau tournant et une nouvelle dynamique dans son histoire. La capitalisation boursière a, en fait, atteint 17324 MD en 2014, soit un accroissement global de 13,4% en l’espace de quatre ans. Cette embellie, malgré tous les handicaps qui l’entourent, est tributaire, selon les experts, à une prise générale de conscience des vertus de la finance directe et des exigences de transparence.
L’assurance vie, autre vecteur d’épargne longue, a connu une évolution remarquable de deux chiffres pendant ces dernières années pour atteindre 221,3 MD en 2013 contre 161,9 MD en 2010. Bien que sa part dans le marché de l’assurance reste éloignée des standards internationaux, la branche est en phase d’expansion et ses potentialités sont loin d’être épuisées. La diversification des contrats d’assurance vie, ainsi que, l’importance des avantages fiscaux accordés, semblent donner leurs fruits.
La nécessité de développer l’épargne longue des Tunisiens et répondre aux besoins de financement à moyen et long termes de l’investissement, qui constituera la source incontournable de la croissance future, appellent des actions énergiques pour redresser la barre et atteindre des paliers plus élevés d’épargne en niveau et en structure.

Un changement impératif de comportement à considérer
Fau-il encourager davantage la baisse de l’épargne pour accélérer la reprise ? Il est très difficile, en l’état actuel des choses, de préserver ce comportement, parce que l’épargne elle même s’épuise, l’investissement doit reprendre et l’équilibre économique doit se rétablir. Les mesures indirectes améliorant la confiance des consommateurs sont les plus efficaces. Il faut rassurer en expliquant que certaines réformes notamment en matière de subvention et de retraite seront progressives.
Un préalable indispensable est la stabilisation des encours existants d’épargne, notamment les encours de l’épargne financière auprès du secteur bancaire et ce, à travers une politique monétaire adéquate qui associe relance de l’activité et protection de l’épargne, en décidant de l’orientation des taux directeurs, outre la poursuite des mesures de redressement des comptes macroéconomiques, pour endiguer l’inflation, mais sans compromettre les conditions de reprise et d’expansion.
Au plan structurel, il importe de repenser la stratégie d’épargne longue en Tunisie pour répondre aux attentes des ménages, satisfaire les gigantesques besoins potentiels d’investissement et mettre à profit les externalités positives s’y rattachant, en termes de croissance et de compétitivité, de diversification des modalités de financement de l’économie et de stabilisation du système financier. Si le marché financier a profité de la crise, que traverse le pays, comme aubaine sans précédent, celui-ci demeure loin derrière les principales places de la région. Des réformes économiques et financières d’envergure devraient être engagées dans le sens de la restructuration des entreprises publiques et l’ouverture partielle de leur capital, la refonte des régimes de pension, le développement du secteur des assurances et la promotion de l’assurance vie, l’amélioration du cadre réglementaire régissant le fonctionnement du marché des actions et du marché obligataire, la diversification des produits et le renforcement de la fiscalité de l’épargne.

Related posts

Nouvelles règles d’origine : une révolution silencieuse pour le commerce extérieur ?

Charles-Nicolle : première kératoplastie endothéliale ultra-mince en Tunisie

Affaire du complot : Qui sont les accusés en fuite ?