La décision de Jebali arrive à un moment crucial, puisque l’on commence sérieusement à parler de divisions internes. Finie l’épopée du parti compact et discipliné. L’expérience du pouvoir a affaibli la cohésion d’Ennahdha, surtout qu’elle s’est soldée par un échec et une sortie du gouvernement, qui était le meilleur scénario à espérer après ce qui s’est passé en Égypte. Les voix protestataires au sein du parti se faisaient alors entendre, de plus en plus, critiquant les choix effectués. Mieux, certains leaders ont préféré claquer la porte et partir, tel Riadh Chaibi qui a fondé son propre parti ou Jebali, démissionnaire du poste de Secrétaire Général. Il est impossible dans ces conditions de ne pas parler d’un malaise interne qui ne cesse d’augmenter.
Jebali : l’ambition personnelle
Il est vrai que la démission de Hamadi Jebali a été présentée il y a environ un mois. Mais le différend qu’il a avec son parti date du temps où il était encore à la tête du gouvernement. À l’époque, et avant même l’assassinat de Chokri Belaïd, il voulait créer un cabinet de technocrates, mais les «durs» du parti, qui ont le pouvoir de décision, n’en voulaient pas. C’était donc à lui de payer la facture de son entêtement face au groupe dirigeant d’Ennahdha. Et ce n’était pas tout. Après sa démission du gouvernement, il s’est rendu compte, en voulant reprendre ses fonctions comme Secrétaire général, que tout avait changé. Il n’avait plus, ni la même place, ni la même aura. En fait, Abdelhamid Jelassi, coordinateur général du parti, l’avait remplacé pendant qu’il était chef du gouvernement. Le statu quo est resté, même après que Jebali ait quitté son poste. Volontairement, ce dernier a donc choisi de marquer ses distances. L’échec du deuxième gouvernement Laârayedh l’a conforté dans sa position qu’il fallait un gouvernement de technocrates et s’éloigner du projet des Frères musulmans. Mais, visiblement, le moment est venu, pour lui, de prendre une décision radicale et ferme, démissionner de son poste de Secrétaire général. Selon Alaya Allani, spécialiste de l’islamisme au Maghreb, « Jebali a voulu, d’un côté, se débarrasser du bilan catastrophique de son mandat et d’un autre, mesurer son poids en observant le nombre de partisans d’Ennahdha qui allaient le suivre dans son projet de créer un parti à l’image de l’AKP turc». L’ancien chef du gouvernement ne cache pas d’ailleurs son intention de se présenter à la présidentielle, mais pas sous la bannière d’Ennahdha.
Riadh Chaibi : renouveau du projet islamiste ?
Néji Djalloul, chercheur et spécialiste des mouvements islamistes, va encore plus loin en considérant que la démission était animée par un profond différend entre Jebali et Rached Ghannouchi autour du projet sociétal à mettre en place en Tunisie. Ce différend entre les deux hommes, peut s’étendre à l’échelle de tout le parti, en se situant entre deux tendances : celle des ex-prisonniers politiques qui ont procédé à une révision de leur vision du projet islamiste et celle des «islamistes exilés», qui, eux, ont conservé intacte leur idée de ce projet. Ce fossé entre les deux tendances n’a cessé de se creuser pour se doubler encore d’un autre, fondé cette fois sur l’appartenance régionale. Les observateurs évoquent souvent l’existence de plusieurs clans : celui du Sud-Est, du Sahel du Nord-Ouest,… Mais le plus influent reste celui du Sud-Est, la région d’où est originaire Rached Ghannouchi et beaucoup de cadres influents du parti comme Ameur et Ali Laârayedh. Ce clan est celui qui contrôle Ennahdha et qui impose sa volonté au reste du parti. Ne pas bénéficier de son approbation signifie être marginalisé. D’où le ras-le-bol, de plusieurs leaders qui se sentent exclus de la sphère de décision. C’est le cas de Riadh Chaibi, cet ancien membre du Conseil de la choura et président du 9e congrès d’Ennahdha en juillet 2012, qui en avait assez de subir l’autoritarisme d’un clan et surtout celui d’un chef, Rached Ghannouchi. D’où sa décision de claquer la porte et d’aller fonder un nouveau parti, Al Binaa Al Watani. Chaibi voudrait rompre avec le projet d’Ennahdha, en annonçant que son parti cherchera à «exprimer l’identité nationale» et qu’il s’inscrira dans «la continuité du mouvement réformateur tunisien et œuvrera à la consécration de la justice sociale, à travers le développement, l’emploi et la promotion de la qualité de vie». En d’autres termes, il ne s’agirait plus d’un parti islamiste, mais d’un parti «social-démocrate» qui miserait sur «les jeunes» et servirait les «objectifs de la Révolution.»
Le chef du parti Al Binaa Al Watani n’a pas manqué d’être très critique envers son ancienne formation politique, en l’accusant d’avoir fait des «choix politiques contraires à la Révolution» et d’avoir failli à ses promesses concernant la justice transitionnelle. Mais ce qu’il reprochait réellement à Ennahdha, c’était surtout son rapprochement avec Nidaa Tounes.
«Pas d’avenir politique pour ceux qui partent»
Avant Chaibi, Manar Skandrani, un ex-partisan du parti islamiste, a déclaré son intention de créer sa propre formation politique. Les deux vont puiser, bien sûr, leurs bases d’adhérents dans les dissidents et les mécontents d’Ennahdha. Ce parti est-il en train d’exploser ? Ses leaders cherchent à relativiser, en répétant que «l’adhésion au parti est volontaire ainsi que la décision de le quitter», comme l’a affirmé Abdelhmid Jelassi, son coordinateur général. «Certes, nous n’apprécions pas que nos partisans sortent du parti, mais cela ne nous dérange pas outre mesure», souligne Habib Ellouze, membre du Conseil de la Choura. Ils refusent de reconnaître qu’il existe des tendances à la dissidence et un certain malaise au sein d’Ennahdha.
Ameur Laarayedh, membre du bureau exécutif, nie en bloc l’existence de courants différents dans le parti. «Nous ne sommes pas arrivés en Tunisie à un stade ou un parti pourrait regrouper différentes tendances, y compris le nôtre». Pour lui, «ce qui se passe actuellement à l’intérieur d’Ennahdha n’est qu’une évolution normale» et «il n’y rien à craindre pour le parti». Habib Ellouze a été plus rassurant, en déclarant que de toutes les manières «l’expérience passée a montré que tout ceux qui ont décidé de quitter Ennahdha, n’ont pas eu d’avenir politique», reprenant, ainsi, les paroles de Rached Ghannouchi. Il a cité, à cet égard, les exemples de Salah Karkar, Issa Demni ou Abdelfatteh Mourou. Ce dernier a subi un lourd échec électoral durant le scrutin de 2011. De sources bien informées, il y aurait eu un mot d’ordre donné par Ghannouchi pour faire échouer sa campagne électorale afin qu’il serve d’exemple pour tout dissident. Les leaders d’Ennahdha sont-ils en train de se voiler la face quant à l’existence de dissensions internes ?
Le référendum : la fuite en avant
Il s’agit plutôt d’une fuite en avant. En témoigne le référendum sur la tenue ou non du congrès exceptionnel d’Ennahdha prévu pour juillet 2014 et conçu essentiellement pour absorber la colère qui gronde à l’intérieur, de peur de l’éclatement des divergences avant les élections.
En attirant l’attention sur le référendum, plutôt que sur les démissions, Ennahdha a réussi son coup médiatique. En outre, il a cherché à axer les regards sur «la démocratie interne» qui caractérise ce parti. Une démocratie qui «pourrait servir d’exemple pour les autres partis politiques», a souligné Noureddine Bhiri, président de la commission centrale du référendum. Ce référendum a aussi été un prétexte pour la réorganisation interne du bureau exécutif, en remplaçant certains personnages par d’autres, en vue de la préparation des élections, signe que le moment est crucial pour Ennahdha.
Les divisions sont donc réelles et profondes. Mais il est très difficile qu’elles éclatent au grand jour, du moins pas avant le scrutin. Par ailleurs, la présence de Rached Ghannouchi à la tête du mouvement empêche ce scénario, car l’homme, en plus de sa légitimité historique, dirige son parti d’une main de fer. Reste que «le spectre de l’éclatement va encore se développer dans le futur», comme l’affirme Alaya Allani. De ce fait, la création de nouveaux partis à caractère civil issus d’Ennahdha pourrait constituer une planche de salut, surtout que l’idéologie islamiste a non seulement prouvé ses limites, mais elle devient condamnable à l’échelle internationale.
Hanène Zbiss