Par Hajer Ajroudi
Dans le combat qui oppose le président fondateur de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, et le président provisoire sortant, Moncef Marzouki, Ennahdha, deuxième force politique en Tunisie, a réaffirmé sa « neutralité ». Une position comparable a été adoptée par le Front populaire, classé quatrième lors du dernier scrutin législatif, avec cependant une nuance de taille, celle d’insister sur la « nécessité de barrer la route » au président sortant. Quels sont les dessous de ces deux positions et quelles en sont les motivations ?
En effet et après plusieurs réunions, le Conseil Choura a décidé sa neutralité et a appelé sa base à voter librement. Cette position a déjà été maintes fois répétée par le chef de file, Rached Ghannouchi. Mais une bonne partie de la base électorale du mouvement islamiste a été active dans la campagne du président sortant, Moncef Marzouki, et ce, avant même l’annonce de la neutralité du parti. La majorité a voté, rappelons-le, pour Moncef Marzouki. Plusieurs analystes et acteurs politiques, dont le Front populaires, soutiennent que la position officielle du mouvement ne serait pas son choix officieux qui consisterait à soutenir Moncef Marzouki. Ennahdha n’a pas tardé à répondre par ailleurs sur ce point aux déclarations du Front populaire en soulignant que «dire qu’Ennahdha a un candidat est une tentative de fausser la réalité et d’induire en erreur l’opinion publique» et d’accuser le Front populaire de chantage et de tentative de marginalisation. Selon Ennahdha, en laissant le libre choix à sa base, cette dernière a fait profiter plusieurs candidats de ses voix au premier tour, même si la majorité s’est reportée sur Marzouki.
Le parti Ennahdha utilise-t-il la neutralité pour prévenir toute tentative de marginalisation de la scène politique ? Dans ses déclarations, elle met d’ailleurs en garde contre l’orientation d’exclusion, rappelant la période bénaliste, menaçante envers les libertés et la démocratie en Tunisie dont le Front populaire ferait preuve à son encontre. Ennahdha a relevé le « chantage » exercé selon lui par le Front envers Nidaa Tounes en exigeant la non-participation du mouvement islamiste au gouvernement contre son éventuel soutien. Mais depuis leur victoire aux législatives, les dirigeants de Nidaa Tounes n’ont cessé de répéter qu’Ennahdha ne ferait pas partie du nouveau gouvernement.
Dans une période où le président sortant et candidat au second tour se distingue par un discours qui divise la population, le fait qu’Ennahdha souligne «que le pays a besoin d’une gouvernance sans exclusion et que les appels au consensus et au rassemblement sont plus forts et plus acceptés par le peuple que les appels à la division et à l’exclusion», n’est pas sans signification.
Ennahdha, fort de sa position au sein du Parlement et de son poids électoral aux législatives, peut constituer une opposition considérable et n’a donc pas besoin d’établir des alliances avec Nidaa Tounes en contrepartie de son soutien à son président au second tour. Ne soutenir ni l’un ni l’autre lui garantira une marge de manœuvre et lui permettra de traiter à égale distance avec le président élu que ce soit Béji Caïd Essebsi ou Moncef Marzouki. Aussi, il n’aurait pas couru le risque de perdre sa base électorale en appelant à voter Béji Caïd Essebsi, car une frange de son électorat reproche toujours au parti islamiste de n’avoir pas réussi à faire passer la loi d’exclusion interdisant aux responsables de l’ancien régime de participer à la vie politique. Ennahdha sait qu’une partie de son électorat ira vers Marzouki, ancien allié de la Troïka et défenseur des salafistes. Il veut aussi faire preuve de sens démocratique en laissant le libre choix à son électorat.
L’implosion ?
Il faut noter que cette position de neutralité n’est pas homogène et n’engage pas tout le monde au sein du mouvement islamiste. Des tensions et même une démission de l’ancien Secrétaire général du mouvement, Hamadi Jebali, annoncent une crise, si ce n’est une éventuelle implosion. Le dirigeant d’Ennahdha Lotfi Zitoun nous a déclaré à ce propos qu’«il existe une tension au sein d’Ennahdha, il s’agit plus de litiges que de différends se rapportant au soutien que pouvait apporter le mouvement à l’un des candidats. Les institutions d’Ennahdha essayent de remédier à la situation tendue en se basant sur le dialogue interne. Le Conseil Choura a même constitué un comité pour établir le dialogue avec Hamadi Jebali malgré sa démission. Les deux camps actuellement constitués au sein du mouvement Ennahdha sont celui qui prône la neutralité — et c’est la décision officielle — et celui qui appelle à soutenir Moncef Marzouki, il n’existe aucune personnalité ou camp appelant par contre à soutenir Béji Caïd Essebsi.»
Après l’annonce de la décision de neutralité, l’ancien Secrétaire général du mouvement Ennahdha et le premier chef de gouvernement islamiste, Hamadi Jebali, a, non seulement démissionné, mais a aussi publié un communiqué de presse dans lequel il insinue que son appartenance au mouvement l’empêchait, entre autres, de continuer le processus révolutionnaire pacifiste. En effet, Hamadi Jebali, l’une des principales figures du mouvement, déclare dans le même communiqué qu’il démissionne pour continuer à défendre les libertés selon les principes de la Révolution et pour respecter la nouvelle Constitution. C’est dire la profondeur de la crise qui secoue le parti suite à sa position de neutralité, allant jusqu’à accuser Ennahdha de faillir, si ce n’est de trahir la Révolution et ses objectifs.
Le 12 décembre dernier, deux dirigeants de l’aile dure d’Ennahdha et anciens députés de l’ANC élue le 23 octobre 2011, Habib Ellouze et Sadok Chourou, ont publié à leur tour et chacun de son côté une déclaration adressée aux adhérents et sympathisants d’Ennahdha où ils rejettent la décision de neutralité. Ils ont lancé un appel franc à voter pour Moncef Marzouki.
Sadok Chourou a même accusé son parti de commettre de graves erreurs en prenant cette décision, contre le pays et contre lui-même. Il souligne aussi que cette position de neutralité est une position en faveur d’Essebsi. Pour lui, le projet de ce dernier ramènera la Tunisie à l’ère de l’injustice et de la corruption alors que celui de Moncef Marzouki mènera le pays vers la liberté, la dignité et la justice. En un mot, il réalisera les objectifs de la Révolution. Il va jusqu’à évoquer l’éventualité d’une fragilisation du parti islamiste. De son côté, Habib Ellouze a évoqué la contradiction qui, pour lui s’illustre dans la position du Conseil de la Choura, entre la volonté de ce dernier de couper avec le passé et l’ancien régime et sa position de neutralité qui permettrait selon lui à l’ancien régime de revenir.
Dans l’histoire du parti Ennahdha, tout comme dans la majorité des mouvances islamistes, la discipline est de rigueur comme le respect de la hiérarchie et des décisions prises par le sommet. Certes, il y a toujours eu des différences et des opinions contrastées au sein du mouvement, vu la diversité de ses composantes, leur degré d’adhésion à l’idéologie d’Ennadha et aux décisions prises par le mouvement. Il y a souvent eu deux ailes, l’une dure et l’autre plus modérée, mais le dialogue interne a toujours pris le dessus et au final l’ensemble du mouvement affichait la cohésion, même s’il n’adhérait pas toujours aux décisions de ses leaders. Il est également rare que les dissidences soient révélées au grand jour. Or les réactions de Hamadi Jebali, de Sadok Chourou et de Habib Ellouze vont complètement à l’encontre de cette règle.
D’ailleurs Lotfi Zitoun considère «le fait que Sadok Chourou et Habib Ellouze ont déclaré leur position est révélateur de l’intensité des dissidences». On se demande alors si Ennahdha est entrain de vivre une première dans son histoire, à savoir une implosion, peut-être bien influencée par la vague révolutionnaire et démocratique tunisienne…
Le Front populaire, un vote blanc ?
Le Front populaire a appelé à la fois à empêcher Moncef Marzouki d’accéder de nouveau à la magistrature suprême, mais en évoquant des figures du RCD dissous et présentes au sein de Nidaa Tounes et en exprimant son inquiétude à voir revenir l’ancien régime. Tout en appelant à ne pas voter pour Moncef Marzouki, le Front populaire explique qu’il ne s’agit pas non plus d’accorder «un chèque en blanc» à Béji Caïd Essebsi. Un appel subtil au vote blanc ?
Le Front populaire dit partager des points en commun avec Nidaa Tounes et leur candidat Béji Caïd Essebsi et rien avec Moncef Marzouki, ancien allié d’Ennahdha qu’il dit être leur candidat officieux. Rappelons que deux des dirigeants du Front populaire, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ont été assassinés à l’ère de la Troïka et sous la présidence de Moncef Marzouki.
Outre l’assassinat des dirigeants du Front populaire, qui constitue en soi une dette de sang, impossible à effacer de sitôt, l’attaque du local de la Centrale syndicale par les Ligues de protection de la Révolution (LPR) alliées proclamés du président sortant, creuse encore plus le fossé entre les deux camps. D’ailleurs, lors de la conférence de presse tenue le 11 décembre dernier, le porte-parole du Front a imputé l’appel à barrer le chemin au président sortant au fait qu’il est en contact avec les LPR et qu’il assume la responsabilité des crises que le pays a traversées durant ses trois ans de mandat.
Un appel au vote en faveur de Marzouki aurait fait perdre au Front populaire (FP) une grande partie de sa base électorale. Cette dernière n’a nullement été épargnée à l’ère de la Troïka ; répression policière à la chevrotine à Siliana, l’un des fiefs du Front populaire, répression à Kasserine, la veille de la démission de la Troïka et différentes autres crises socio-économiques dans les régions où le Front populaire compte une base électorale significative.
La position du FP souligne par ailleurs que les années passées par Moncef Marzouki au pouvoir ont été marquées par ses prises de positions catastrophiques sur les plans politique et diplomatique. Il souligne également la montée, durant le mandat de Moncef Marzouki, de la violence et du terrorisme.
Néanmoins le Front populaire a fini par ne pas déclarer de soutien au candidat de Nidaa Tounes et il ne fait d’ailleurs pas partie de la coalition parlementaire constituée par le parti gagnant des législatives, Nidaa Tounes.
En appelant à voter pour le président de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, le Front populaire semble craindre de perdre sa base électorale et de provoquer une implosion en son sein.
Non seulement le Front n’a pas appelé sa base à voter pour le candidat de Nidaa Tounes, mais il a même appelé la société civile à barrer la route tant au retour de la tyrannie qu’au projet de la «confrérie rétrograde.»
Il existe néanmoins une partie de la base électorale du Front populaire qui est progressiste et qui montre de la méfiance envers un nouveau mandat de Moncef Marzouki et n’a aucune appréhension envers Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi. Elle est fondamentalement contre Moncef Marzouki pour ses relations affichées avec les LPR et les takfiristes et pour ses prises de position alors qu’au fond, rien ne l’oppose à Nidaa Tounes. Cette partie de l’électorat du Front, pas forcément de gauche, mais ayant voté pour Hamma Hammami au premier tour ou pour le FP aux législatives, peut très bien faire œuvre de vote utile pour Béji Caïd Essebsi sans y avoir été explicitement appelée.
Les dés sont-ils jetés ?
De son côté, Nidaa Tounes a annoncé ses alliances parlementair sans la participation ni du Front populaire, ni d’Ennahdha. Sanction pour le premier et fidélité à son électorat concernant le second ? Il a néanmoins été avéré que l’alliance parlementaire est constituée par les partis ayant annoncé leur soutien au candidat de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi au second tour, dont l’Union patriotique libre de Slim Riahi, que tout semblait éloigner du parti victorieux des législatives à la veille du scrutin. Le Secrétaire général de Nidaa Tounes, Taïeb Baccouche, a formellement déclaré, réitérant ainsi une position déjà annoncée dès le lendemain des législatives, qu’Ennahdha ne participerait en aucun cas au pouvoir. Quant à l’alliance parlementaire, elle serait a priori constituée de l’Union patriotique libre, d’Afek Tounes, d’Al Moubadara et des indépendants, acquérant ainsi entre 115 et 120 sièges et offrant à Nidaa Tounes une majorité de gouvernement.