Ennahdha et l’UISM, la souveraineté de la Tunisie n’est-elle pas en cause ?

Le nom du président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a été souvent cité comme successeur potentiel de Youssef Qaradhaoui à la tête de l’Union internationale des savants musulmans. Cet organisme, généreusement financé par le Qatar et considéré comme le bras armé des Frères musulmans, a tenu récemment son quatrième sommet rassemblant 600 dirigeants à Istanbul, en Turquie, sous l’intitulé «le rôle des Oulémas dans l’émergence de la Ouma». Qaradhaoui a été élu, pour la quatrième fois, président de l’Union. Trois Tunisiens, Rached Ghannouchi, Noureddine Khademi et Abdelmajid Najjar, tous trois dirigeants au sein d’Ennahdha, font partie des trente secrétaires généraux de l’organisme. Quelles sont les caractéristiques de cette union et dans quelles mesures l’appartenance à cet organisme est source de nombreuses interrogations ? Décryptage

Des dirigeants égyptiens emprisonnés actuellement en Égypte comme Safwet Hijazi et Salah Soltane, dont les noms ont été proposés par Youssef Qaradhaoui en personne, font aussi partie du secrétariat général. Un plan de travail sur quatre ans, de 2014 à 2018, a été établi.

Sept axes ont structuré les travaux de ce sommet et les différents rôles que peuvent jouer les Oulémas, à savoir : le rôle des Oulémas dans l’enracinement de la modération et de la réforme, leur rôle dans la préservation de l’identité musulmane, leur rôle dans le bon contact avec les médias et les réseaux sociaux pour l’émergence de la Oumma, leur rôle dans la médiation et la résolution des luttes et dans le soutien de l’unité et de l’entraide inter-musulmans, leur rôle dans la promulgation des fatwas et dans l’encadrement du discours religieux, leur rôle dans l’enseignement religieux dans le monde musulman (sa réalité et ses aspirations) et, pour finir, le septième axe, leur rôle dans le service des causes de la Oumma à travers la loi internationale. Un axe a été dédié à la Palestine et à Jérusalem.

Il a été par la suite convenu de souligner la considération de la sacralité du sang et l’interdiction des guerres inter-musulmans et, en s’y référant, l’Union a insisté sur l’interdiction par la religion des actes des fondamentalistes consistant à tuer des innocents, musulmans ou pas, ou à les chasser de chez eux. Les Oulémas ont défini ces actes comme criminels et contraires à la religion, celle de la justice, de l’équité et de la miséricorde.

De l’implication turque et des Frères musulmans

L’organisation des Frères musulmans a organisé deux réunions en marge du sommet. Selon des sources gardant l’anonymat, d’autres rencontres ont eu lieu durant toute la semaine au sein du local du parti AKP afin de mettre au point une stratégie d’actions des Frères musulmans en Égypte (où ils sont bannis) ainsi que pour contourner le blocus financier qu’ils subissent imposé par le gouvernement égyptien.

D’un autre côté, le démissionnaire des Frères musulmans, Amrou Amara, a avancé que l’organisation internationale des FM s’emploie à changer son discours religieux en discours révolutionnaire afin de rallier toutes les forces de l’opposition au régime actuel.

La décision de créer une alliance islamiste entre tous les pays arabo-musulmans, avec à sa tête le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a été par ailleurs prise en marge du sommet. Ce dernier a invité Youssef Qaradhaoui à s’installer en Turquie, pays qui a déjà appelé à l’organisation d’une réunion par l’Union internationale des Oulémas à Istanbul afin de discuter du soutien à apporter aux Frères musulmans et à Gaza.

Et à l’instar du prophète Moïse décrit dans le Coran comme «le fort et l’honnête», Qaradhaoui a employé les mêmes adjectifs concernant Erdogan en déclarant que «la Turquie est l’État du Califat, Istanbul est sa capitale, car elle relie la religion à la vie quotidienne et l’Arabe aux non arabes». Et en insistant sur le fait que d’après lui Erdogan est destiné à réussir, «car Allah, Gabriel, le prophète Mohamed ainsi que les anges le soutiennent»…

Outre le soutien, ainsi souligné, exprimé pour Erdogan par le biais du président de l’Union, cette dernière continue à soutenir les Frères musulmans. En effet et en intégrant des dirigeants  de l’organisme, de l’Égypte, de la Tunisie ou ailleurs au sein de son secrétariat général ou en conservant les mêmes dirigeants, l’Union affirme ainsi soutenir les mêmes camps et causes : Frères musulmans, Islam politique, animosité avec le régime égyptien décrit d’ailleurs comme «putschiste sanguinaire». En contrepartie, l’Union se désolidarise surtout à travers ses conclusions sur les djihadistes du Moyen-Orient qu’elle soutenait autrefois, avec le Qatar et la Turquie.

Rappelons en effet qu’au début, la Turquie, par exemple, soutenait financièrement et logistiquement les insurgés en Syrie et les combattants djihadistes ainsi que l’Union qui promulguait un discours soutenant leurs actions «anti Bachar». La Turquie, le Qatar délaissant depuis ces groupes, l’Union suit désormais la même politique.

Histoire de l’Union 

Créée le 11 juillet 2004 en Irlande par Youssef Qaradhaoui, l’Union a comme point commun entre ses membres leur appartenance aux Frères musulmans, loin de leurs gouvernements et leurs États. Mais quand on sait les liens entre l’Union et le Qatar et la Turquie, on s’interroge sur le degré avéré de l’indépendance gouvernementale proclamée et on se demande si l’Organisme n’œuvre pas avec certains États pour leurs intérêts et contre leurs adversaires, puisque ses prises de position ont toujours été en harmonie avec ces deux pays. Le siège principal est par ailleurs aujourd’hui au Qatar.

Son objectif de base est d’être la référence pour les musulmans Aujourd’hui, elle s’approprie un rôle politique, tout d’abord en attaquant par exemple le régime syrien, ensuite en condamnant le régime égyptien, sans compter son soutien à l’Islam politique. D’ailleurs, il est difficile que les Frères musulmans qui utilisent jusqu’aux mosquées dans leur propagande politique n’usent pas de l’Union qui les rassemble pour œuvrer à la réalisation de leurs ambitions.

Il est à souligner que les dirigeants de l’Union ne sont pas des spécialistes en théologie ou en science religieuse, mais ils sont plutôt connus pour leurs appartenances et leur activité militante. Ils sont répartis sur trois genres selon les analystes. Le premier est connu pour son appartenance, passée ou actuelle, aux Frères musulmans et aux organisations qataries qui lui sont affiliées ou encore au groupes islamistes au Pakistan et autres. Ce genre n’est nullement catalogué pour ses connaissances théologiques et les analystes nomment parmi eux : Ali Korra Daghi, Ahmed Rissouni, Salem Chikhi, Marouen Abou Ras… et Rached Ghannouchi.

Le deuxième genre est connu pour son appartenance intellectuelle au mouvement islamiste et, tout comme le précédent genre, non pour ses connaissances théologiques. Ils défendent l’Union, la soutiennent, promeuvent ses idées sans confirmer leur adhérence partisane ; les analystes citent Salah Soltane, Selmane Awda, Ali Sallabi (…). Le troisième genre n’est pas des Oulémas de la Charia, il n’est pas connu pour l’avoir étudiée académiquement ou d’une façon classique, ni de l’enseigner et parmi ce genre, les analystes citent encore une fois Rached Ghannouchi avec d’autres personnes comme Fehmi Houidi…

Ainsi il est établi que les dirigeants et membres de l’Union des Oulémas appartiennent plus à des mouvements politiques, surtout celui des Frères musulmans, qu’à des mouvements religieux, ils œuvrent plus contre et pour des régimes que pour des causes socioreligieuses. Il est aussi établi qu’ils ne fonctionnent pas en ONG, mais avec le soutien de quelques gouvernements, à savoir turc et qatari… Le dernier exemple à retenir concerne les réunions tenues dans le local de l’AKP, parti islamiste turc au pouvoir, pour établir les plans d’action des Frères musulmans en Égypte. Cet exemple atteste de l’ingérence turque dans les affaires égyptiennes. La présence aussi de représentants de l’AKP lors des réunions et du sommet démontre l’interférence de la politique dans l’évènement et le dépossède de son caractère théologique ou religieux. N’oublions pas que Qaradhaoui est connu pour ses prêches «anti Bachar» ou «anti Sissi». Concernant l’Égypte, il a clairement manifesté son soutien au président destitué Mohamed Morsi. Il est loin ainsi de son rôle de guide spirituel d’un groupe d’Oulémas…

L’ascendant des Frères musulmans sur l’Union

Les Frères musulmans ne constituent pas seulement en majorité l’Union des Oulémas, mais la contrôlent, l’orientent et en usent à des fins politiques. Le choix des membres des Frères musulmans égyptiens, Safwet Hijazi et Salah Soltane, (actuellement en prison) au sein du secrétariat général, le soutien déclaré à Recep Tayip Erdogan, icône des mouvements islamistes et des Frères musulmans, les discours enflammés à l’encontre du régime égyptien ayant mis fin au mandat de Mohamed Morsi, le président islamiste égyptien, le prouvent. Certains vont jusqu’à avancer que l’Union aura dans l’avenir proche un rôle destructeur sur l’Égypte. Or ce rôle ne sert d’un autre côté qu’un seul camp, les Frères musulmans pour qui l’Union sera la vitrine à l’étranger.

La recommandation de Rached Ghannouchi au sein du secrétariat général a été faite par Youssef Qaradhaoui en personne qui a aussi recommandé Selmane Aouda, Safwat Hijazi et Salah Soltane. Les quatre noms recommandés par le président de l’Union sont tous des figures des Frères musulmans. Et en connaissant le lien étroit de Youssef Qaradhaoui avec le régime qatari, le soutien qu’il apporte au président turc, le rôle qu’il joue pour détruire et l’État et l’armée égyptiens, on se demande s’il est «correcte» qu’un politicien tunisien «aussi cheikh qu’il soit» fasse partie d’un organisme ayant prouvé plus d’une fois ses orientations politiques et son allégeance au Qatar et à la Turquie.

Les Tunisiens découvrent à peine qu’un cheikh peut être aussi politicien, mais les deux sphères, politique et religieuse, n’interféraient pas l’une avec l’autre il y a à peine trois ans en Tunisie. Rappelons l’annonce du Califat faite lors du sommet par Qaradhaoui et érigée par lui en Turquie. Comment peut-on accepter qu’un politicien tunisien, appartenant à une nation libre et indépendante, fasse partie d’un organisme faisant allégeance à un autre pays et faisant même de ce dernier «l’État guide du nôtre» ?

Les dessous du sommet

Au-delà des discours de soutien ou de dénonciation, l’organisme de l’Union œuvre activement, selon certains spécialistes, aux intérêts de la Turquie et du Qatar. Mahmoud Kamel, chercheur spécialiste des mouvements islamistes, a déclaré que lors de la réunion (en marge du sommet) les présents ont discuté la manière de casser le blocus et de contourner l’isolement imposés au Qatar par les pays du Golfe et de la manière de faire échouer l’initiative égyptienne dans sa tentative d’arrêter la guerre sur Gaza — en évoquant la menace faite au Hamas d’arrêter le soutien qatari et turc s’il acceptait l’initiative égyptienne. Pis encore, une vraie menace sur la sécurité nationale égyptienne a été discutée lors de la réunion, toujours selon Mahmoud Kamel, à savoir l’intensification de la coordination avec des groupes takfiristes d’une attaque des prisons égyptiennes pour libérer les dirigeants des Frères musulmans. Et il ajoute «les données actuelles prouvent que la Turquie, dont le président a invité l’Union à organiser son sommet et son allié le Qatar, où se trouve le siège principal de l’Union, tentent de créer une chaîne constituée de membres armés en Libye et au Soudan pour semer les troubles en Égypte à travers les frontières, déstabiliser sa sécurité nationale afin de fragiliser son économie pour faire échouer le régime actuel (…)». Rappelons que Mohamed Sallabi, le dirigeant des Frères musulmans libyen et ayant de bonnes relations avec les islamistes armés en Libye, a été présent au sommet d’Istanbul.

Aujourd’hui, tout cheikh et politicien qu’il soit et surtout vu le pouvoir qu’il exerce sur la vie politique tunisienne, Rached Ghannouchi et les autres membres d’Ennahdha ont-ils le droit d’œuvrer au sein de l’Union des Oulémas ? Ne peut-on pas craindre que le rôle destructeur joué en Égypte ne puisse aussi être joué un jour en Tunisie ? La loyauté à la Tunisie n’est –elle pas en cause ?

Hajer Ajroudi

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